M’immobilisant alors pour trouver le sommeil, je vis
soudain apparaître une perle rougie à quelques
centimètres de mon visage. Cette minuscule goutte à la
forme évasée et aux teintes fluorescentes voleta sur la
vitre, plus assez légère pour regagner le ciel, pas encore
suffisamment lourde pour rejoindre l’asphalte, et
lorsqu’elle eut fini de graviter à la surface de la baie, elle
vacilla quelques instants puis dévala la paroi en traçant
une incise orangée sur le verre. Je suivais la marque de
cette apparition qui m’avait brusquement arraché au
sommeil, je restais pétrifié à la vue du motif rutilant et
m’approchais prudemment du vitrage pour inspecter les
restes du passage de la perle, et c’était une larme rousse
dont je devinais l’empreinte désormais, claire et précise, je
filais encore son sillon et c’était une sève que j’avais à
présent sous les yeux, un globule parfait et rougeoyant,
une pure goutte de sang. Mon souffle s’était doucement
emballé et je m’étais raidi sur le siège, les passagers
avaient gardé tout leur calme et je continuais à examiner
la trace. Personne d’autre ne semblait avoir remarqué
cette présence menaçante et je regardais longuement
mes voisins en hésitant à les réveiller, de peur de passer
pour un fou ou de n’avoir rien dit. Je demeurais figé sur
mon assise, croyant un instant qu’il n’y avait plus qu’à
essayer de me rendormir, et quand je me tournai à
nouveau vers la fenêtre, je vis une dizaine de gouttelettes
aux tailles semblables, de la même couleur, qui chutaient
identiquement sur toute la hauteur de la baie et
couvraient la paroi d’une trame sanguinolente. Cette
fois-ci, me redressant plus vivement dans la cabine, je
remarquai que mes voisins commençaient à se réveiller
dans des gestes tordus à mesure que notre convoi
ralentissait, le pare-brise étoilé par des dizaines de perles.
Empoigné par cette scène effarante, je portai une nouvelle
fois le regard vers l’extérieur et découvris qu’un essaim de
poudre rouge voltigeait autour du véhicule.
Ce sirocco coloré s’élevait dans le vent et en épousait les
mouvements languides et harmonieux. La grande nappe
de sable stagnait dans l’air humide et s’immisçait dans la
brume pour composer un voile dont l’étoffe, ni jaune ni tout
à fait rouge, ondulait au gré des rafales et du souffle
produit par le passage des voitures. Après quelques
minutes, le rideau cendreux avait fini par recouvrir toutes
les parois de l’autobus, propulsé par le vent et figé par la
pluie. Les vitres ressemblaient désormais à un alliage de
fards coagulés et de filets humides, si bien qu’il fallait
espérer la venue
de nouvelles égouttures pour dissoudre ce filtre orangé qui
tapissait les baies. Les grands essuie-glaces de l’autocar
se balançaient difficilement devant le conducteur mais ne
parvenaient plus à disperser la couche compacte des
poudres plaquées contre le pare-brise, et un gigantesque
embouteillage s’était rapidement formé sur l’autoroute en
freinant notre convoi. Nous roulions désormais au pas, et
les signaux de détresse se multipliaient tandis que je
percevais le ralentissement progressif du trafic en voyant
les rangées de phares décélérer puis s’arrêter derrière les
poussières. Je n’avais plus conscience de la profondeur de
mon champ de vision, je remarquais des ondulations
éventées mais ne savais plus dire s’il s’agissait d’un
frémissement de la surface ou d’une déferlante plus
lointaine, et, alors que nous attendions une reprise du
trajet ou une quelconque explication sur les raisons de ce
spectacle, j’eus l’impression que l’air se matérialisait enfin
sous mes yeux, visible et palpable, et que ses courants
étaient incarnés par les moindres mouvements de ces
amas de couleur. Le temps continua à s’écouler de la
sorte, et, au bout d’une dizaine de minutes durant lesquelles
les passagers s’étaient armés de patience pour
conserver leur calme en dépit du mutisme du chauffeur,
un premier voyageur à bout de nerfs se dressa dans l’allée
en exigeant quelques informations ou le droit d’aller voir ce
qu’il se passait à l’extérieur. Tous les regards se tournèrent
vers le passager paniqué puis les occupants du bus
commencèrent à se ruer à sa suite vers le tableau de bord,
le conducteur ploya sous la charge des revendications et
se résolut à ouvrir les portes du véhicule au beau milieu de
l’autoroute.
J’étais descendu sur la chaussée, et c’est une vision
étrange qui apparut alors sous mes yeux. Je chancelais
sur l’asphalte en me demandant ce qu’il y avait de plus
inouï dans cette scène, l’épaisse brume rouge suspendue
dans l’air et brimbalée par le vent, les flaques orangées
répandues sur le bitume dont la surface vibrait
discrètement en engrangeant de nouvelles gouttes
colorées, les dizaines de présences dressées de part et
d’autre des glissières qui marchaient dans la chape
poudreuse à la manière d’animaux abandonnés, ou bien
encore l’éclairage de ce tableau surnaturel, la grande
radiation des réverbères, les feux des voitures arrêtées
toutes portières ouvertes et la lumière des gyrophares qui
tournoyaient au loin. Je marchai doucement sur cette
longue piste en suivant les groupes qui se faufilaient entre
les véhicules et se perdaient dans le brouillard rougeâtre,
je progressai en direction du vacarme des sirènes et
dévisageai chacune de ces silhouettes aux allures lucides
et aux teintes réfléchissantes. Le cadre brillait de toutes
parts, la nuit avait ravalé les détails des campagnes
voisines et je continuais à avancer sans autre objectif que
celui de m’enfoncer dans ces vagues humaines, illuminées
et sablonneuses. Tous les automobilistes avaient
désormais quitté leurs voitures et s’amassaient sur la
chaussée en réprimant leur surprise de fouler l’autoroute
pour se joindre silencieusement au cortège, à la recherche
des sources de ce nuage coloré. Je constatai l’égale
pureté des détails du spectacle, chaque visage
m’apparaissait derrière un rideau de fumée tangerine, les
moindres mouvements des corps et des engins se
trouvaient pris dans le chatoiement des reflets pluvieux et
des lumières tombantes, et je poursuivis mon chemin en
remarquant que l’air se chargeait sans cesse de nouvelles
particules. Au fil des pas de cette procession qui semblait
converger vers une zone située à une centaine de mètres
de là, je distinguais de mieux en mieux les allures des
visages brouillés par les poussières, je traquais ces regards
scintillants d’incrédulité et m’aperçus alors que la poudre
commençait à couvrir le tronçon autoroutier d’une odeur
précieuse et épicée.
Et, à l’instant où je finis par atteindre les portions les plus
lumineuses de la chaussée, à la seconde où je vis la lueur
des gyrophares s’imprimer sur mon
corps déjà fardé par la substance, c’est une émotion
immense qui me vint en découvrant la silhouette d’un
camion couché sur l’asphalte, une semi-remorque à la
calandre fracassée et aux bâches éventrées par la
violence du choc qui, se renversant, avait relâché toute sa
cargaison de safran dans la nuit. J’étais stupéfié par
l’apparition de ce véhicule culbuté par l’accident et des
dizaines de récipients brisés qui jonchaient le sol dans un
mélange d’éclats de verre et de brillances humides. La
foule s’était massée aux abords du camion et je
demeurais sans un geste face à l’image de toutes ces
présences dressées dans les embruns safranés. La route
avait été bloquée dans les deux sens, et c’était maintenant
l’ensemble des passagers ralentis qui se rassemblaient
autour de ce tableau comme si c’était le parfum même du
voyage qui émanait du camion chaviré. Je me tenais
immobile à observer les premières opérations des engins
de secours, chacune de leurs manoeuvres soulevait un
nouveau nuage de fumée orangée, et, goûtant cet air
dense et savoureux, j’ai senti qu’une larme s’aventurait sur
les reliefs de mon propre visage. Mes paupières mouillées
par la bruine avaient soudain claqué pour laisser tomber
cette perle sur ma joue, victimes de l’éblouissement des
phares, le regard attisé par les épices, ou bien était-ce
l’émotion de retrouver quelques nuances dans mes yeux.
Rétine, 2019
Les yeux fermés, je sentis soudain une main cramponner
mon bras et Kohei m’arracha brusquement a ce groupe
pour me tirer jusqu’au bout du pont. Je me laissai entraîner
vers de nouvelles rues, et, d’une voix hilare, mon ami me
demanda ce que je foutais dans une manifestation
nationaliste. Je restai quelques secondes sans réponse
puis, apre s avoir vainement tenté de justifier mon
engouement face a l’entrain de ce groupe et la beautéde
leur fie vre, je me remis a le suivre dans les rues puantes et
festives du centre d’Osaka. Les allées accueillaient un
fatras indescriptible de signes, d’affichettes et de vitrines
au coin desquelles patientaient tristement des grappes de
prostituées philippines et des videurs de boîtes de nuit.
C’était partout ce même reflux de sons et de lumie res que
nous traversions avec excitation, Kohei m’avait tendu une
nouvelle canette, la cinquie me ou la sixie me, je ne savais
plus dire, et nous continuions a avancer au milieu des cris
et des poubelles. Nous avions ainsi erré plusieurs heures
dans la ville, voguant au gré de nos envies soudaines et
des occasions qui se présentaient a nous. Nous traversions
des quartiers en tous genres, des moins animés aux plus
turbulents, revenant parfois sur nos pas a force de traîner
sans but, et, apre s avoir quitté une salle de jeux, nous
décidions d’arpenter les rues verticalement en nous
engageant dans tous les immeubles pour goûter aux
atmosphe res de leurs différents étages. Nous empruntions
des ascenseurs livides qui remontaient parmi des
musiques variées et des ambiances visiblement contraires
et, lorsque les portes s’ouvraient, nous découvrions tour a
tour des bars feutrés, des associations dansantes ou les
longs couloirs blafards des love hotels. Il nous arrivait
parfois de suivre des personnes rencontrées au hasard de
nos divagations, attirés par leurs apparences
extravagantes, nous les accompagnions dans leurs
soirées respectives et allions d’une compagnie a l’autre en
profitant des bouteilles qui glissaient de mains en mains.
Nous étions sans cesse entraînés vers de nouvelles
aventures sans que nous ne fassions jamais rien pour
autant, seulement portés par cette force qui semblait
moins venir de l’effervescence des fêtards que de la
nature même de cette ville qui nous donnait a chaque
instant l’espoir d’être surpris par des images futiles et
grisantes. Nous laissions la nuit défiler et ne regardions
plus l’heure, nous croisions des parkings parsemés de
voitures emballées et de gardiens endormis puis
parcourions les grandes avenues désertes qui rejoignaient
la rivie re Dojima.
Rétine, 2019
Alors, à l’instant où les derniers vivres musicaux retentirent
dans la salle, des fumées en haillons s’échappèrent de
l’entrebâillement des portes situées aux abords de la fosse.
Les volutes ondulaient dans les espaces alentour, elles
serpentaient et s’unissaient lentement, et ces vapeurs
insidieuses formèrent rapidement un nuage plus dense,
parfaitement blanc, qui s’éleva dans le club et retomba sur
les spectateurs empêtrés dans une brume épaisse. Les
fumerolles inodores se dispersaient au contact des
silhouettes animées, dissipées par les danses qui se
poursuivaient au mépris de ces émanations impalpables
qui enjôlèrent progressivement les corps et saturèrent
bientôt l’espace. Les grappes de fumée parvenaient dans
la pièce par saccades comme autant de répliques d’une
secousse voisine, et, au dégagement suivant à la rainure
des issues, les vapeurs venues du fond de la salle
voletèrent dans notre zone. La brume lévita durant
quelques secondes puis s’échoua soudain en nous
enveloppant de sa charge émotive. J’étais pris par les
vents contraires de la sujétion musicale qui faisait danser
mes membres tremblants et de l’inflammation qui gagna
brusquement mes sens en nécrosant mon souffle et en
ralentissant mes gestes. Ma cage thoracique était criblée
de douleurs de plus en plus vives, mes yeux attaqués par
une irritation acide, et lorsque des bouffées d’air chaud
avivèrent l’étincelle de mes spasmes, je compris que nous
étions envoûtés par l’effluve de gaz lacrymogènes. L’air
était devenu irrespirable, il était chaud et agressif. Mes
jambes suivaient toujours la cadence avec assiduité, je
frottais mes yeux fatigués et contemplais les larmes de
cette foule chagrine et chaloupée. Je nous regardais
porter plainte sans émoi. Les fumées stagnaient dans la
salle, plus fines à mesure qu’elles atteignaient le public
mais toujours aussi féroces, et nous nous sentions tenus,
maintenus par cette danse qui nous obligeait, houleuse et
douloureuse. Il y avait dans cette liesse la démesure des
présences seules mais réunies, des mouvements dispersés
mais transportés par une même puissance. La musique
touchait à ses dernières notes et diffusait désormais un
son drone et strident dans l’espace, mais les corps ne
cessaient pourtant pas de danser, bercés par une même
mélodie harmonieuse et implicite, nous continuions à
danser et rien ne pouvait plus nous arrêter, malgré l’assaut
et la brûlure des gaz, nous luttions tous ensemble et
dansions dans la pénombre. Et Hitomi, qui n’avait jamais
pleuré que de tristesse, Hitomi, qui n’avait jamais cru qu’à
la détresse, par orgueil, par insouciance, fidèle à la beauté
des choses et à leurs répétitions infinies, Hitomi, qui n’avait
jamais eu assez de peines pour pleurer les catastrophes et
les disputes, les massacres et les ruptures, Hitomi à
présent, levant les bras au ciel et n’ouvrant plus les yeux,
ne chercha plus aucun motif pour éclater en larmes.
Chacun de ses mouvements s’accompagnait d’un sanglot
ordinaire, il n’y avait plus de craintes dans les perles que
recueillaient ses joues, je m’approchais un peu plus de sa
silhouette mais ne parvenais toujours pas à l’atteindre,
l’aubade m’amenait chaque fois un peu plus près de son
ombre, de sa peau et de ses larmes, mais je butais encore
sur la force insolente de nos solitudes et de nos corps
distincts, mes yeux souffraient de plus en plus, les
paupières prêtes à fléchir, ma vision se gorgeait de
scotomes et je tentais d’assembler dans ces vues
aveuglées les tableaux aperçus et les formes mentales, les
images et la mémoire, l’aspect et l’imagination. Hitomi
souriait doucement à quelques mètres de moi, pleurant de
joie, pleurant l’enfance, elle n’avait plus de force et n’avait
plus de peine, elle espérait, enfin, je me suis approché, je
sentais le cal de ma peau et goûtais le sel de mes pleurs,
j’avais chaud, j’avais soif, et Hitomi dansait dans la nuit,
elle dansait dans ses larmes.
Ma première rencontre avec Théo fut marquée par ce geste : encapsuler sa voix, aux côtés de celles
de Louise Chennevière et Simon Johannin, dans des canettes 1664 amoncelées sur le sol du Garage
MU (Exposition “16h du matin”, Trapier Duporté, 2019). Dans ces canettes, l’errance du narrateur de
Rétine et de Kohei dans les rues d'Osaka, au 199B, le long de la rivière Dojima et des halls d’hôtels
déserts. Depuis, le métal bleuté des canettes peut m’évoquer cette image : Théo, appliqué,
perfectionnisme, enchaînant les lectures, modulant sa voix dans le studio radio de la Station - Gare
des Mines Porte d’Aubervilliers. J’avais trouvé la voix qui m’avait compté Rétine. J’avais le portrait de
celui que j’avais lu et qui m’allait devenir proche. J’avais lu Rétine, l’avais corné puis relu, en avait
retenu la spectrale Hitomi, des dérives urbaines, des centres d’art, des oeuvres aux formes ductiles,
des fêtes, et cette théorie littéraire de l’image dont d’autres invité.e.s ici se saisiront mieux que moi.
De Rétine je n’avais pas pas perçu que surnageraient avant tout - camions éventrés soufflant des
nuages safrans, tremblements de terre interrompant le réseau, pleurs au coeur des dancefloors -
des souvenirs entre gestes, tableaux et mots : ces images mentales qui peuplent Rétine et en
appellent d’autres, d’images, qui surgissent, des mois après la première lecture, des semaines après
de longues discussions en terrasse à Marseille ou Paris, s’échappant de la couverture gauffrée à
présent bien jaunie, dans des phases d’écriture, ne se déclarant pas comme telle aussitôt, mais
dénonçant l’évidence à la relecture. Rétine m’a hanté, Rétine me hante encore. J’écris avec Rétine
en fantôme. Viennent à moi des spectres auxquels je donne d’autres formes et contours, des
polaroïds qui ont perdu leurs teintes pour muter sous une lumière nouvelle, des hantises où partout
le réel glitche, déconne par petits bouts et glisse dans l’inquiétante étrangeté d’un chat teint en roux
ou du freeze d’une visio. Dans l’écriture se sont télescopées ces motifs diffractés qui se superposent
dans une mémoire douteuse, déjà plus littéraire, pas encore visuelle, avec la même force que la
vision Marie s’enfonçant dans l’horizon, tournant le dos à l'Île d’Elbe dans La Vérité sur Marie.
A DGF, l'oeil “apparaissait en effet comme un symbole du principe général de sa proposition, la
rétine constituant, de même que l’exposition qu’elle imaginait, un lieu de transition du réel à la
perception”. Rétine, comme tout roman peut-être, est le lieu de la translation du texte à l’image
mentale, de l’image suscitée au déjà souvenir et, plus loin, des formes qui hantent et auxquelles nos
projections de lecteur refoulent cette généalogie quand lui même ne se plaît pas à les exhumer. à
faire l’aveu de cette contagion du regard par le texte. Ce personnage de Wenders tenant le regard
du narrateur avant de sauter c’est peut-être moi ressuscitant dans l’écriture non pas des scènes ni
des tableaux mais des spectres - ou des oeillades - des flashes abrupts ou des nappes plus
sinueuses qui frayent au long cours ou se déclarent sans crier gare.
C’est un hommage ou un pastiche. C’est un clin d'oeil que de reproduire ici, en miroir de passages
de Rétine, quelques fragments de textes récents qui racontent la hantise heureuse de Théo Casciani
et ce jeu qui est aussi une forme d’amitié, au-delà de nos univers partagés (mes narrateurs
écoutent aussi O Superman et lisent Manifeste Cyborg) et des après-midi passés ensemble
comme cette manifestation à Marseille à l’été dont est tiré un chapitre du roman Tolède.
C’est l’un des symptômes d’une complicité qui naît : des images en commun.
Tolède, 2020
Danses. Fatigues. Hagards. Dernière clope, paquet vide.
Au matin il est seize heures. La nuit disparaît dans nos
tremolos. Nous sommes blêmes, et le ciel entier est
sang, des cumulus incandescents qui ondoient au raz
de la ville, des nappes moutardes, un ciel fauve, en
colère, paysage sfumato en contre-jour qui contraint le
regard. Dans mes acouphènes persistant, comme si
les basses se prolongeaient du garage à mon oreille
interne bien que nous nous en éloignons à mesure,
c’est un autre son, plus ample, plus lointain, plus global,
qui venait saturer mon univers sonore, et bientôt tous
mes sens et, à considérer les expressions de la bande,
comme choquée à la poitrine par ce larsen naissant,
arborant aux visages des sourires compliqués, je
n’étais pas le seul à halluciner ce son. Sous ce ciel
d’enfer ou d’apocalypse, empourpré et mouvant,
c’était là-bas, plus au centre, que prenait source la
sirène, et ni Etienne ni Ysé ne connaissaient ce
hurlement que les autres identifiaient alors : c’était elle,
à quelques kilomètres au sud, la Beetham Tower de
l’Hôtel Hilton, seule dans cette mer rouge aux accents
de fin du monde, nous toisant dans la débâcle d’un
monde, d’un son qu’elle semblait avoir réservé pour ce
jour, que nous n’avions jamais entendu, jamais ainsi :
un presque cri, un hurlement métallique et continu, un
ultime mayday jailli de cette carcasse de verre, le
chant d’une méduse. L’étrange sirène nous
accompagnait tandis, qu’en file indienne, nous
marchions le long de la quatre voies déserte, dans le
petit matin tardif de ce dimanche en déclin,
enjambions des tas d’ordures diverses, contournions
caddies abandonnés ou abribus, traversions, moi, Ysé,
Tolède, Laurie, Alex, Tess, Dorothy, Simon et les autres,
Manchester du Nord au Sud de nos pas fatigués, ne
rencontrant personne, pas même sur Piccadilly, à
l’exception de clochards endormis, frayant silencieux
entre les murs brûlants et les flaques placides reflétant
le sang du ciel, estomaqués par le vacarme de la tour
sur la ville. De vent, pourtant, aucune trace.
Les drogues nous avaient plongé dans un état
semi-lent et de désir tendu. Nous avions les machoires
serrées, et malgré la stupéfaction générale, le rire facile
à présent. Je tenais les mains moites de Tolède et
d’Etienne, alors que nous abordions les premières
mesures d’Oxford Road, et Alex massait la crâne d’Ysé
en pleine montée, offrande altruiste de connaisseur, et
je m’amusais de l’immense contentement qu’elle
devait ressentir au creux de l’épuisement. Nous
marchions, continuions d’avancer, sur le mode
automatique, un pas devant l’autre, comme un yankee
sur la lune, maladroits, pesants légers cotonneux, et je
sentais poindre dans mon ventre une souveraine envie
de baiser. Il était 17 heures quand nous nous
effondrions sur le sol de la salle d’exposition, trop
anéantis à la pensée même de faire cuire des pâtes,
taxant à Etienne et Simon leurs dernières cigarettes,
soufflant nos volutes dans un silence relatif,
entrecoupé de quelques rires. Alex était monté avec
une grande rousse, nous laissant amorcer la descente
à l’abri des grands volets des persiennes, devinant le
jour trop furieux au dehors. Et c’est dans ce compliqué
réseau des percées du jour à travers la pièce que je vis
Laurie embrasser Tolède, très tendrement, et lui enlever
dans le même geste son T-Shirt, Tolède l’aidant à faire
passer la toile au-dessus de ses épaules, et je les
regardais, leur prêtais main forte à présent que de
Laurie Tolède déboutonnait la chemise, et dans ces
ondes de désir irriguant nos courbatures, je vis Tess et
Dorothy se caresser, et me caresser, et Etienne
embrasser Tess, les yeux fermés, et Tess branler
doucement Ysé, la fermeture éclair de son Jean
baissée à moitié, son torse libre, et Ysé m’embrasser,
ainsi que Tolède, et nos rares salives se fondre et
s’aspirer. Nous voici des Caravages, messies de rien
décrochés d’on ne sait quoi dans l’aurore trop rouge,
nos corps blêmes accrochant des clair-obscur, nos
sexes humides et gonflés, nos bouches pateuses, nos
plaisirs souverains, nos râles sans pudeur, un grand
corps androgyne et mutant pour conjurer la Fin.
Notre nuit dura trois jours. Je me réveillais avec dans le
crâne les pizzicato tirés d’un clavier depuis des siècles
désaccordé et Tolède sur mon épaule. Non loin de
nous Ysé et Tess, et Dorothy, Etienne, nus ou presque,
tous en sommeils encore, Laurie plus loin se frottant les
yeux. Je le rejoignais, cherchant quelque part une
cigarette. Il entrebailla l’une des portes-fenêtres.
L’effondrement promis n’avait pas eu lieu. C’était le
même ciel fiévreux que quelques jours plus tôt et, au
loin, plein nord, le même sanglot horrible de la tour. Et
dans cette heure sans durée, des nuées d’abeilles, en
grappes, à quelques dizaines de mètres du sol,
fendaient le soir de Manchester comme le font des
hordes d’oiseaux à l’approche de l’orage. Tolède nous
avait rejoint. Il m’enlaçait par derrière, sa joue froide
contre la mienne, l’haleine endormie, et tous trois sur la
rambarde nous envisagions la catastrophe. Nous
étions silencieux, sereins. J’entendais les pas d’Ysé
nous rejoindre. Nous étions quatre à regarder la lune
remplacer le soleil dans cette toile rouge homogène.
Le Contre-Jour, 2020
On danse depuis toujours dans les noeuds coulants
des hauts parleurs. Pas d’accalmie. Les lignes sont
stables, ainsi que nos dépenses. Le temps n’a plus de
matière. D’abord un cri, et puis deux, et d’autres en
écho, isolés de-ça de-là et qui jaillissent à l’aveugle
dans la rue. Et puis plus rien, le silence, et puis un cri
encore, le même que le premier, lancé avec plus de
force, n’attendant pas de réponse. Par-dessus notre
vacarme, nous le sentons, sans savoir très bien si c’est
du son, un sentiment, une impression ou une onde,
nous le sentons ce nombre rendu sensible. Derrière la
porte, et je n’hallucine pas plus que les autres, c’est une
multitude rendue à sa colère, qui s’annonce dans
l’avancée d’une horde, à coups de larsens irréguliers et
de slogans en porte-voix lancés en défis dans l’air.
Par-dessous la porte, le jour s’agite de l’image d’un
millier de pas rapides. L’ombre s’accentue à mesure
que la foule grossit et stagne et son tumulte a
maintenant couvert le nôtre. Coupé du rythme nos
corps n’en dansent pas moins dans le souvenir et
l’habitude : pantins autonomes lancés dans la même
dépense, tenus ensemble par la force totalisante de
notre propre nombre. On peut nous couper le courant
que nous courons toujours. Nelson s’en va en éclaireur
à la porte qu’il tente d’ouvrir. Elle ne bouge pas : Médée
n’ouvre pas. De l’autre côté, ils n’avancent plus. C’est
un ras le bol qui vrombit : slogans slogans slogans,
chansonnettes matinées de colère, syllabes peu
nombreuses ressassées à l’envie, puisées dans les
tripes et le peu d’imagination dans la combinaison des
phrases. Slogans slogans slogans, fragments
inintelligibles, force obscure qui ne dit rien que son
rythme, et l’intense qui l’ourdit, crachés dans la
dissonance et le bruit d’enceintes de fortune sans
doute montées à bord d’un pick up. Aux slogans
viennent s’ajouter les fracas désordonnés de coups
que l’on applique aux matières de la ville. Les murs, les
portes, les bancs, les toits des voitures, les poubelles
que l’on éventre et que l’on jette au sol, parmi les
slogans, et les slogans et les slogans martèlent le
vacarme orageux d’une émeute sans retour. Slogans,
slogans : il semble que l’on plaide pour effacer les
ardoises, slogans dignité, slogans travail, slogans
retraites, slogans humains, on revendique quelque part
le droit à se retirer. De qui, de quoi, du monde sans
doute. Malheur à eux : dès l’heure bleue notre utopie a
rempli sa jauge, il leur faudra une guest-list pour
rejoindre notre tablée de misfits. Nous n’en sommes
pas moins solidaires. Trouvez votre garage, branchez
votre colères, slogans slogans slogans et dansez
maintenant. Nous dansons de l’autre côté de la lourde
porte de tôle, à l’unisson de leur lutte, presque côte à
côte de leur dernière bataille qui est un peu la nôtre. En
haut de la rue, c'est une autre foule qui s’amène dans
des nuées bleutées et des cris de gyrophares, plus
ordonnée, martiale. Des portières claquent : la rue
résonne de pas disciplinés et lourds, des chuintements
de métal, de plastique, de moteurs et de freins.
Quelque part un monsieur loyal articule, dans la voix
métallique d’une sommation ultime : reculez ! Les
ordres remportent une première manche et couvrent le
feu des fulminations. En retour ce sont des mots épars,
invectives et insultes, des mots rongés par la bile et
armés dans les tripes, qui résonnent dans l’amer des
gorges, éclatent dans la rue, insultes insultes insultes
depuis le poumon général. Un grand souffle balaye le
monde de sa rage. Insultes insultes insultes de vivants
qui somment qu’on les écoutent, un grondement
souverain d’insultes, puis d’une seule remportant les
suffrages, mot d’ordre assassin repris à l’unisson, de
tous les accents, dans toutes les voix, masculines,
féminines ou animales, des syllabes, des gammes du
même mot proférées en mantra, des mots qui ne sont
plus rien que des sons, des mots dont la répétition
épuise le sens, des mots rendus musique. Nous
dansons toujours à l’hymne de leur rage et nos peaux
frissonnent de l’image : un peuple impuissant et vain
prêt à se faire souffler. Et puis, sans sommation, une
première explosion. En haut de la rue claquent des
boucliers, des phalanges s’organisent, l’assaut est
imminent. Elles déferlent sans attendre excités par les
commandes amplifiées, martelant le sol, lentes,
appliqués, menaçantes. Et alors que les premières
fumées s’infiltrent depuis le jour de la porte, et les
percées du plafond sous le ciel d’orage, nos
chorégraphies tressaillent sous la violence sonore du
premier choc, et les bruits d’une mêlée qui prend
forme, de coups et de plaintes qui surnagent parmi
des cris que l’on étouffe. Partout slogans insultes
bavures, la haine chante de sa voix propre : du son du
son du son, d’atroces diphtongues qui percent les
timpans quand les cris craquent avec les cartilages,
dans le refrain des déflagrations et des radées
pierreuses qui frappent notre abri de tôle. Les fumées
lourdes inondent le refuge, encerclent nos danses et
s’insinuent jusqu’aux visages et nous pleurons sans
s’arrêter de danser : dans la fumée nous pleurons et
nous dansons, nous pleurons en dansant. Aux platines
il relance les machines, pousse ses boutons dans les
zones rouges, fait craquer les caissons et sature sature.
Danses, cris, accélérations, nous n’avons plus qu’une
issue : couvrir le bruit du dehors, nier la débâcle qu’ils
prennent et le monde auquel ils ont trop crus les fous :
danses pleurs danses pleurs danses pleurs slogans
sans insultes. Et puis plus rien. Le silence. L’affreux
silence de mort dans la rue réprimée. Le silence et nos
yeux rougis, et nos danses en résistance. Dehors
l’orage éclate enfin. Le ciel gronde et vomit. Du toit qui
ruisselle déjà d’une mousson lacrymale des flashes
nous révèlent à nos piteuses retraites. Le monde
déferle en tonnerres et percées blanches, toute la tôle
résonne et nos corps accueillent les trombes qui
suintent d’en haut avec la gratitude des simples. Nous
nous remettons les idées en place, classons sans suite
l’hallucination collective au rangs des tableaux sans
matière de nos imaginaires de camés. L’émeute est
celle du monde. Il fallait bien qu’éclate l’orage qui
relance notre monde à nous. Alors dansons. Dansons
encore un peu.
Tolède, 2020
La fête s’était tue dans un ultime fade, le DJ que nous
n’avions pas déniché de la nuit s’appliquant à réduire
le poul et le volume du son. Nous n’avions pas rendu
les armes avant la dernière note. Je suivais à présent
Ysé dans le même escalier que la veille. Le fracas de
ses cheveux résumant la nuit ; l’état de ses chaussures
la bataille livrée au sous-sol. Je la suivais comme on
eu suivi Orphée, trottinant malgré la fatigue, encore
portés tous deux par la chimie. Nous n’étions pas prêts
de nous coucher. Au sommet, depuis le vestibule de
béton d’où partaient trois couloirs menant en d’autres
alcôves habitées là de râles là de rires, l’encadrure de
la porte blindée qui devait se tenir là jadis découpait
un jour étrange. La toile blanchâtre des dernières
semaines crépitait ce matin des danses affolées de
particules blanches ou brunes composant au gré d’un
vent venu du Sud des motifs tourbillonnaires trop vifs
pour nos fatigues. Nous restions là, sous hypnose,
devant le déferlement de pixels de l’écran aveugle de
la porte. Nous ne distinguons rien du dehors, hormis
cette découpe dans le ciel et Ysé le comprit avant moi :
il neigeait. Le Sirocco s’était levé enfin et contrait le
Mistral, charriant depuis les côtes algériennes des
nuées de sable roux, et des flocons tièdes au toucher
de coton. Nous renoncions à trouver une explication au
phénomène. Ysé avait pris ma main et je lui tendais
une cigarette rescapée des poches de ma veste. Nous
nous l’échangions, soufflant nos volutes sur le mirage,
silencieux, nos corps encore chauds, plein du souvenir
de nos danses. Dehors, plus personne. Les calanques
étaient désertes et le grondement du vent d’Afrique
emplissait l’environnement sonore, d’un
bourdonnement sourd agité par quelques rafales plus
violentes. Les nuées rompaient le rang, s’agitaient en
de nouvelles géométries, montant et descendant
devant nous comme piquent les cohortes d’oiseaux à
l’approche de l’orage, giflaient joues et bras sans
compatir à nos états, ralentissant notre marche depuis
le blockhaus vers la mer, le long de sinueuses travées
que nous prenions pour des sentiers, égarés dans la
Calanque, apeurés par une possible descente de la
police jusqu’à la planque (mais l’on avait sans doute
déjà quitté là-bas le Bunker), nous perdant dans ce
maquis de rocs et de falaises, éblouis par le blanc
général de la côte, cherchant des yeux l’apparition de
la Méditerrannée que nous entendions plus bas battre
contre la roche avec révolte, cherchant quel bleu
marier au jour. Ysé avait rejoint un petit promontoire. Je
découvrais la mer plus bas derrière ses cheveux à
l’odeur de nuit. Elle était noire, tachetée d’écume
furieuse en ses franges. Maintenant que l’énergie de la
fosse nous quittait, nous avions froid. Dans un recoin de
la corniche qui nous abritait en partie du vent, nous
nous blottîmes l’un contre l’autre, les épaules se
touchant, les tempes se touchant, les genoux
appareillés, les doigts récoltant cette neige venue du
Sahara, tassant dans les paumes de l’autre les flocons
et le sable qui se dissolvaient à la surface moite de nos
peaux.