Noé Gross








Frédéric Boyer, vous êtes directeur des éditions P.O.L., vous avez publié Rétine de Théo Casciani en 2019, pourquoi avoir publié ce livre, et trouve-t-il des résonances avec votre propre travail d’écrivain ?















Par l’écriture des surfaces du monde et du souci de la terre—que ce soit la fragilité des espèces, des espaces, des corps et des liens—le récit est aujourd’hui un enjeu d’exposition, de mise en scène et de menace des êtres qui sont décrits. Nous ne sommes, en effet, peut-être pas immortels, pour jouer sur le titre d’un de vos derniers livres, et tel semble être le sens de la précarité du vivant. Depuis une vingtaine d’années, vous retraduisez des textes anciens : dernièrement Les Géorgiques de Virgile. Faire profession d’éditeur, c’est ainsi prendre le parti des mots comme celui d’une ressource possible et d’une marque des temps anciens vers le contemporain. Cela me semble fondamental, mais pourquoi l’est-ce pour vous ?











Il semble qu’aujourd’hui la crise des récits de la modernité et du progrès nous a déboussolé à tel point que nous sentons toutes et tous que nous avons besoin de « nouveaux récits », et de nouveaux récits surtout pour prendre soin des autres. Ce qu’on appelle l’écologie commence à jouer son rôle là-dedans, mais quel est le rôle à prendre pour la littérature contemporaine dans cette époque selon vous ?











Que nous reste-il de l’espoir d'un monde commun aujourd’hui ? Car vous avez écrit un livre sur l’espérance à partir de la littérature hébraïque, cette espérance qui, dans la situation du désespoir, ouvre un possible où il peut au moins être question “d’organiser son pessimisme” pour citer Walter Benjamin. Face aux crises, aux effondrements, aux disparitions, nous sommes au milieu de la vie dans toute sa précarité, et nous semblons avoir perdu ce sens de l’espérance comme articulation à la fois de l’intime et du collectif, et comme manière radicale d’habiter le temps qui reste.

















Pour parler des alliances possibles entre le champ littéraire et, disons, l’université, il y a des nœuds qu’il ne faut, certes, pas trancher, mais tout de même dénouer. Les sciences qui s’écrivent ont un rapport malaisé avec la littérature, surtout s’il s’agit de considérer les scientifiques comme des conteurs. Cet enjeu du récit ne se pose pas en littérature, où tout le monde s’y retrouve. Mais alors, c’est la problématique de ne pas être qu’un conteur qui devient embarrassante : les attracteurs non-littéraires (philosophiques, historiques, politiques etc.) sont généralement mal vus au sein de ce champ. Comment accordez-vous ce double attachement, vous qui êtes universitaire et écrivain, qu’on métaphorise souvent par “double casquette” et qu’on rend difficilement conciliable ?











L’amitié et la discussion entre Olivier Cadiot (P.O.L.) et Bruno Latour (La Découverte) montre une résonance possible entre différentes formes d’écriture, une zone commune (à défendre peut-être) entre la littérature des personnages et la philosophie des concepts. Est-ce possible pour une maison d’édition d’enregistrer en son sein ce genre d’alliances ?










Une certaine scène de la science-fiction incarne aujourd’hui une littérature spéculative qui explore d’autres importances et d’autres trajectoires possibles, là où le milieu et les connexions font effraction dans le récit. Je pense bien-sûr aux livres d’Ursula Le Guin qui fût une pionnière de cette science-fiction spéculative au début des années 70, mais aussi à Isaac Asimov, Philip K. Dick, Octavia Butler. Voyez-vous des résonances en rapport à cette scène apparaître dans la littérature française ?












Dernière question, pensez-vous qu’une collection littéraire dans une maison d’édition française puisse un jour accueillir un espace de récits qui poussent la création littéraire vers ses dehors — l’écologie, la politique, la philosophie, l’histoire, les vivants non-humains — c’est-à-dire qu’on puisse trouver une littérature française dont la place du narrateur n’est pas cantonnée à celle d’un sujet humain qui raconte des histoires sur le monde ?















LE SOUCI DE LA TERRE

Frédéric Boyer
















J’ai publié Rétine de Théo Casciani d’abord parce que j’ai eu envie qu’un tel texte, qu’une telle écriture fasse partie de notre maison d’édition P.O.L. Théo Casciani réussit une chose rare, produire une forme à partir de l’instant où elle est envahie, occupée (comme lieu, avoir lieu) par l’émotion, les sentiments. Et c’est réversible, les formes, les espaces, les combinaisons produisent dans l’écriture du livre des sentiments, des affects. Et mon travail d’écrivain ne doit pas, ne peut pas entrer en jeu dans mes choix et mon travail d’éditeur. Ce qui est une façon d’assumer ma totale liberté d’écrivain et ma totale liberté d’éditeur.




















Être éditeur c’est non seulement prendre le parti des mots mais, je pense, tenter de bâtir une forme de communauté à partir du livre. C’est quelque chose d’à la fois très ancien et de très fragile. Sans doute que la littérature n’existe que pour produire cette sorte de pensée active : la vie se lit, la vie s’interprète dans des signes écrits, où sinon quelque chose se perd, se tait de la vie même. Et une forme de communauté humaine se retrouve dans cette pensée.












Il faut faire attention et se garder malgré nos envies d’assigner un rôle ou des rôles à la littérature, au-delà de ce que je dis dans ma réponse précédente. Les « nouveaux récits » peuvent devenir très ennuyeux et très normatifs, réinventant une forme de « morale » narrative. Je préfère penser que la littérature, c’est mettre du désordre là où il y a trop d’ordre, dans la pensée, dans le langage, dans la vie… (C’était aussi l’inspiration de Paul Otchakovsky-Laurens, le fondateur de P.O.L).
















Oui, on ne parle plus beaucoup entre nous d’espérance. C’est un symptôme majeur de notre crise, de notre désarroi. Mais profondément, une marque de notre incapacité à désirer changer, à vouloir nous convertir, une trace de notre peur de révolutionner les choses, les temps. Et enfin, espérer c’est formuler un changement, le croire possible, l’imaginer, l’écrire, le visualiser mais sans jamais le posséder, l’accomplir immédiatement… Cet « exercice » est le seul en mesure de nous permettre de nous réorganiser, de nous repenser. Notre difficulté à imaginer encore un « monde commun » tient aussi selon moi aux forces contemporaines qui nous ont déroutés du monde, lentement défaits du concept monde (force de virtualisation principalement qui n’en sont qu’à leurs prémices).





















Ce n’est pas si simple. Le « conte » a longtemps été aussi une forme de connaissance, de savoir. Le « littéraire », la « littera » latine, c’était dans l’Antiquité le vecteur du savoir, de la science. Il faudrait donc en quelque sorte repenser quelque chose de ce côté-là. Redéfinir une forme de connaissance par le littéraire, comment le roman, le poème, le texte de fiction nous « instruisent » de notre rapport au monde et à ses objets de savoir.













Oui, c’est possible mais on voit bien, avec l’exemple cité, que ce n’est pas si évident. L’un et l’autre s’estiment, s’éprouvent, se stimulent et se « réconfortent » parfois, mais cela ne produit pas réellement d’œuvre commune. Et, très personnellement, je considère que dans ce cas précis, l’écrivain est beaucoup plus attentif au travail du scientifique que l’inverse.

















A mon sens, cela devrait se produire dans les années à venir. Je suis frappé par le nombre de fictions dystopiques qui paraissent ces derniers temps. Mais on pourrait dire aussi que notre rapport à ce qui est « science-fiction » a profondément changé. Il me semble que nous sommes confrontés à un monde où nous devons redéfinir ce que peut-être une « science-fiction » quand ce monde lui-même se développe comme « science-fiction ».













Je ne sais pas. Peut-être, il faudrait pour cela travailler et construire un projet, trouver des textes. Mais finalement cela m’intéresse peu, je ne pense pas que les choses se passent de cette façon. Vous pourrez imaginer toutes les collections du monde, ce n’est pas cela qui fera advenir de bons textes. Mieux vaut être attentif à ce qui s’écrit, et comment cela s’écrit, dans quelles formes, quelles intensités.