J’ai écrit ces persistances rétiniennes au cours d’une semaine, principalement le soir, quelques heures avant de me coucher. Chaque fois, le protocole était le même : je m’asseyais à ma table de travail, me saisissais du livre, faisais glisser mon pouce sur la tranche et ne m’interrompais que lorsqu’une phrase semblait surgir de la page. L’expérience consistait alors à laisser remonter les souvenirs de ma première lecture, celle que j’ai faite il y a deux ans, et à observer patiemment les images qui se présentaient à moi.
Le livre, en deux ans, a subi l’usure. Les rainures pyjamesques des couvertures P.O.L ont commencé à former de petites nébuleuses de crépon constellées par de minuscules taches rouges. Probablement du sang — il m’arrivait souvent de me battre avec les mouches et les taons l’été où j’ai lu Rétine. Vous m’auriez très certainement trouvé assis au bord de la fenêtre dans la grange que j’occupais, une infusion de thym citronné et de gingembre à portée de main — et, tandis que je convoque ce premier souvenir, il me semble reconnaitre en transparence certaines scènes que j’ai pu imaginer en lisant, les scènes où le narrateur se trouve également assis (mais en mouvement) à observer par la fenêtre (dans le bus en direction de Berlin, dans le métro autour de Berlin), si bien que je ne sais plus quelle part d’imagination et de souvenir se dispute ma mémoire.
Voyant l’avion glisser sur les vitres de la tour, je m’abandonne aux images qui submergent mon regard. (p. 13)
La première fois que j’ai lu cette phrase, ce n’était pas cette phrase. Une première version de l’incipit avait été publiée sur un site web dont j’ai perdu le nom. J’ignore par quel chemin de curiosité j’étais tombé dessus, mais je garde le souvenir intact d’une fascination hypnotique pour le travail des mots, le scrupule du détail, la lenteur de la description. En relisant, j’éprouve un vertige à l’idée que le premier mot contient déjà l’horizon du livre. Qu’on l’isole, qu’on lui rende son autonomie nominale, ou qu’on laisse parler l’aspect, le déroulement interne du verbe, le premier mot est le miroir de tous les autres. Il temporise, il retarde le moment où le narrateur devra dire je : il impose la vision avant le sujet. Le renoncement est prononcé : je m’abandonne. Le regard, enfin, qui supposerait un acte, est relégué en queue de phrase — submergé. Et sous la dictature de la vision, l’avion ou son reflet sur la tour se confondent.
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Hitomi était nue. (p. 30)
L’apparition d’Hitomi est aussi soudaine que sensuelle. On la découvre (elle est découverte) en même temps (ou presque) que le narrateur. Et avant que ne s’éclaire la pièce où elle se trouve, avant même que nous puissions en pensées concevoir sa posture, que nous soient détaillés la position de sa jambe — le fléchissement de son pied, la cambrure de sa hanche —, sa nudité nous saute aux yeux. Elle nous est donnée entière et nous ne savons encore rien d’elle. La phrase, pour ça, est bien faite, réduite à sa plus nette expression. Un équilibre parfait entre le sujet et le prédicat, pas de syllabe inutile, pas de consonne qui pèse ou qui pose, à peine le retour du t qui tinte à l’oreille.
Le fruit miroitait dans une blancheur éblouissante et j’étais captivé par cette forme sphérique et globuleuse, par sa teinte organique et son éclat vitreux, je détaillais la brillance de ses reflets et la texture apparemment lisse de ses chairs, son enveloppe filmique ne montrait rien de sa peau pelée ni de son noyau rouge vif sinon quelques fibres couleur ponceau que je devinais à force d’observer l’étendue de son modique rayon, quelques millimètres à peine, deux centimètres tout au plus, je percevais les légères imperfections de sa courbe ductile à mesure que la musique se chargeait de paroles sibyllines et d’orgues électroniques, et, ainsi reposé dans son plasma d’alcool et de sucs, le globe évoquait alors quelques matières intouchables, lointaines, et c’était une lune que je croyais voir à présent, une lune insignifiante avec ses reliefs accidentés rendus presque invisibles par la distance cosmique, une planète constellée dans la nuit, un astre, une orbite, ou bien seulement un œil, un œil exorbité et nu, humide, démis de sa niche et baigné dans son sérum, qu’Eugene caressait désormais de la pointe de l’index et finit par porter à sa bouche, les dents plantées dans le fruit. (pp. 70-1)
Mes yeux se prennent dans le nœud d’une phrase très longue dont je peine à retrouver la racine. Je lis d’abord la fin, les dents plantées dans un fruit, puis, quelques lignes au-dessus, un œil, un œil exorbité ; mon regard serpente le long de la phrase, accroche quelques mots sur la route, presque invisible… ses reliefs accidentés, enjambe le blanc de couture et remonte lentement jusqu’aux mots de départ : Le fruit miroitait dans une blancheur éblouissante. Il me semble alors retrouver les contours de la scène. Je discerne l’intérieur d’un bar, une musique d’ambiance, une obscurité de petites lumières et de fumée de cigarette… Est-ce la fatigue, l’heure qu’il est, l’accès de fièvre qui me gagne depuis la fin d’après-midi, mais à relire cette phrase ce soir, à l’heure où il me faut éteindre la lumière et monter me coucher, j’éprouve l’étrange sensation de me mouvoir dans la torpeur du narrateur. Comme lui, je vois le litchi baignant dans une flaque d’alcool, je constate sa forme, sa couleur, sa consistance, je peux presque sentir l’odeur sucrée qu’il répand ; puis, dans une lente hallucination, je concède aux contours leur dimension lunaire, je dispose mentalement le fruit dans un carré de ciel étoilé, et comme souvent il m’est arrivé de prêter un regard aux astres, la lune devient un œil, un œil abandonné, flottant à la fois dans la nuit et dans une flaque d’alcool — en même temps rêve et réalité —, et l’œil redevient fruit.
Parfois, quand je souffre de migraine comme ce soir, j’ai la sensation qu’un doigt invisible exerce une pression continue sur mon globe oculaire. La douleur se diffuse doucement dans le front et dans les tempes, et descend jusqu’au nerf mandibulaire. Œil et mâchoire ne font qu’un.
Je demeurai de longues secondes dans cette position, les abords de l’ordinateur émergèrent peu à peu dans la pénombre, et, passé quelques instants, je sentis une sueur froide perler sur ma nuque puis chuter dans mon dos. (p. 88)
Je voulais retrouver cette phrase. Le détail de la goutte de sueur froide, en suspens sur l’épaule de la phrase, qui perle lentement sur la nuque et chute dans le bas du dos (car c’est bien dans le bas du dos que je la sens chuter), n’a pas pu être inventé. Je crois qu’il a été directement prélevé du réel pour être déposé à cet endroit du texte. Peut-être même, j’aime à le croire, a-t-il fait irruption au moment de l’écriture. Dans la pièce où il écrit, j’imagine un bureau étroit, peut-être une chambre, une lumière tamisée, peut-être les volets fermés à l’espagnolette, peut-être un rideau à demi tiré, la silhouette de l’écrivain prise dans le halo de l’écran d’ordinateur, les mains sur le clavier — et soudain, le frisson d’une goutte qui vient réveiller la scène qu’il est en train d’écrire, qui vient réveiller la scène que je suis en train de lire.
J’avais soigneusement disposé un pull entre la vitre et mon épaule, un coussin d’appoint qui permettait de reposer mon esprit et de maintenir mon regard, et, avant de m’endormir, j’avais répondu à Hitomi en lui demandant si elle se foutait de ma gueule. (pp. 184-5)
Je trouve un geste artiste dans la construction de cette phrase. Dans la façon, d’abord, de disposer chaque mot avec le même soin que l’on prend à mettre en forme un oreiller à l’aide d’un pull, pour pouvoir confortablement y poser la tête lors d’un trajet en bus — un rythme binaire, une cadence neutre —, et soudain, la sortie de route. Comme si, à force de patience, à suivre parfaitement la ligne d’un trait, la main se précipite et déborde du cadre. La réponse prend la forme d’une question (j’avais répondu à Hitomi en lui demandant…), une question qui prend la forme d’un reproche. Il y a une brusquerie, un virage inattendu qui chaque fois me fait ressentir une palpitation étrange à l’endroit de cette phrase, comme si depuis plusieurs lignes la susceptibilité du narrateur avait emprunté un réseau de pensées souterraines et que brusquement elle me surgissait à la gueule.
M’immobilisant alors pour trouver le sommeil, je vis soudain apparaître une perle rougie à quelques centimètres de mon visage. (p. 184)
Le paragraphe qui suit est l’un des plus fantastiques du roman. Je me souviens avoir éprouvé une profonde amitié littéraire à sa lecture. Car la description qui est faite, j’avais longtemps imaginé l’écrire. Pendant plusieurs mois, j’ai rêvé le parcours lent et accidenté de cette goutte de pluie sur la vitre d’un véhicule. Aussi, en lisant pour la première fois la scène de la goutte de safran, en reconnaissant un lexique que j’avais tenu un moment dans mon horizon, j’ai eu le sentiment de l’avoir écrite, ou du moins, ai-je éprouvé la satisfaction qu’une scène que j’avais imaginée existe, et je pouvais désormais passer à autre chose.
On ne lit jamais deux fois le même livre. S’il nous arrive parfois de reprendre un ouvrage, de relire avec passion la même page, le même paragraphe, la même phrase, alors la page, le paragraphe et la phrase composeront de nouvelles formes, de nouveaux sens, de nouvelles images. Car le livre que nous lisons est fait de papier autant que de rêve, il imprime une double réalité sur la page et sur notre rétine.
En explorant dans ma lecture différentes rêveries, différents souvenirs, différentes sensations, qui partent de morceaux privilégiés de Rétine, j’ai pu profiter d’images qui d’elles-mêmes se dilatent, qui d’elles-mêmes se tarissent, comme après avoir trop longtemps fixé une source de lumière. Je m’abandonne alors à la contemplation des phosphènes, ces petites taches blanches et colorées qui clignotent devant mes yeux, comme un dernier scintillement.
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Et puisqu’il nous est dit qu’un peu d’encre suffit à faire voir des forêts et des tempêtes, il faut qu’elle ait son imaginaire. Sa transcendance n’est plus déléguée à un esprit lecteur qui déchiffre les impacts de la lumière-chose sur le cerveau, et qui le ferait aussi bien s’il n’avait jamais habité un corps. Il ne s’agit plus de parler de l’espace et de la lumière, mais de faire parler l’espace et la lumière qui sont là.
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MAURICE MERLEAU-PONTY, L'Oeil et l'Esprit, 1964, P.59