De ses deux mains il aplatit un morceau d’aluminium de la taille
commune d’une feuille de papier. Il fait rouler son majeur sur une
cartouche contenant de minuscules bougies d’un geste lent et
démonstratif. Ses doigts attrapent une des chandelles et
l’enflamme à l’aide d’un allume-gaz. Il incline la bougie enflammée
pour en faire tomber la cire fondue sur la surface d’aluminium.
Avant qu’elle ne se solidifie, il s’en sert pour fixer sur la feuille cinq
chandelles, qu’il embrase à l’aide de la première bougie. Il recouvre
les flammes avec une poêle tenue à l’envers, de manière à ce que
le feu en touche la surface. Il la remet à l’endroit et récolte avec un
pinceau de six centimètres de largeur la poudre noire qui s’est
formée. Il la verse dans un récipient en faïence. Sur l’aplat
d’aluminium, à côté des bougies consumées dont la taille est
désormais réduite à quelques dizaines de millimètres, il fait tomber
un bloc de cire constitué de plusieurs des bougies reliées entre
elles par un élastique puis enflamme leurs mèches avec l’allumegaz.
D’une seule flamme, les bougies s’embrasent. La flamme
formée est beaucoup plus massive que la précédente. La chaleur
trouble un instant la vision, ma mise au point peine, je cligne des
yeux.
Il retourne de nouveau la poêle sur le feu, effectuant de petits
mouvements rotatifs pour que l’ensemble de sa surface soit en
contact avec le feu. Avec le pinceau, il débarrasse la matière
poudreuse formée dans le récipient en faïence. Il la transvase dans
une casserole. Il incline le contenant pour évaluer la quantité, puis
plonge deux doigts gantés dans la poudre pour la mélanger. Il
présente à la caméra un paquet de ce qui ressemble à des pailles
en pâte. Un plan plus serré nous montre l’étiquette collée sur le
paquet. Le dessin d’un chien entouré d’un auréole d’os dans une
position tenant plus d’un humain que d’un animal dit, dans une
bulle « goody ». Un sous-titre s’affiche : Rawhide - cuir brut -. Il sort
d’un geste lent et précautionneux les tubes de cuir de leur
emballage. Il prend un des tubes dans sa main et l’approche du
museau d’une minuscule peluche en forme de chien, portant un
collier noir et ressemblant à celui dessiné sur l’étiquette. En
dessous du cadre depuis lequel ce chien triste nous regarde, il est
écrit « couteau de cuisine en fumée le plus tranchant du monde »,
puis « 26 813 395 vues », un pouce en l’air et « 322k » un pouce en
bas et « 25K », « partager », « enregistrer. »
Je pose trois de mes doigts sur le pavé numérique et les pousse en
avant. Le chien triste s'éloigne et l’ensemble des fenêtres jusque-là
superposées sur mon écran se miniaturisent et s’écartent pour
s’éparpiller les unes à côté des autres. En une fraction de
secondes, apparaît l’ensemble de mes dispersions.
À gauche, il y a la page de ce texte. L’impression de distance dû à
la miniaturisation rend illisibles les blocs écrits mais permet
d’apercevoir la première ligne, détachée du corps et dans une
graisse plus importante. On y lit Les mots font écrans. Juste en
dessous de cette page de traitement de texte, une autre page de la
même couleur et du même format. Je clique et cet aplat blanc
s’agrandit, se cerclant au passage de nombreuses petites icônes.
Des mots, des groupes de mots et des phrases sont inscrites de
manière désordonnée, séparés les uns des autres indistinctement
par des tirets, des numérotations ou des retour à la ligne. On peut y
lire, relié d’une flèche en guise de connecteur logique, comme
d’une idée en amenant une autre « desk-documentary » et « écrit
de bureau » ; « décrire comme à quelqu’un qui n’a pas
d’ordinateur » ; une question : « qu’est ce qu’on y vit ? » ; la
référence à un court-métrage Clean With me (after dark) et le nom
de sa réalisatrice « Gabrielle Stemmer » ; des mots : dispersion,
attention, flux ; l’explication d’un conseil de santé au travail :
regarder toutes les 20minutes à 20 mètres pendant 20 secondes ;
et une intention : « faire remonter les yeux à la fin ».
Ma main s’active sur le trackpad et envoie de nouveau en l’air
majeur index et annulaire. Sur la droite, une dernière fenêtre est
ouverte. Il y a du mouvement. Le portrait animé d’une femme
s’agite. J’approche ma souris de sa bouche puis ses yeux, son nez
et l’ensemble de son visage s’avance vers moi. Il occupe désormais
une grande moitié de mon écran. De l’autre côté, à droite, d’autres
visages qui m’étaient invisibles lorsqu’ils étaient miniaturisés
s’animent. Les angles des caméras sont variés, de l’américain au
très gros plan. Certains sont en plongée, certainement filmé depuis
leurs genoux. D’autres semblent avoir des installations plus
complexe, la caméra filmant depuis un point éloigné de l’ordinateur.
Ce décalage traduit certainement un double-écran ou une webcam
non-intégré. Je m’attarde un instant sur ces visages que le
dispositif filmique maintient hors de l’échange quand soudain je
réalise que cette femme qui se meut sous mes yeux prononce des
mots que je n’entends pas. J’appuie sur un bouton de mon clavier
pour activer le son.Vous pouvez aussi ajouter un marqueur par
défaut.L’image bouge et les mots suivent de quelques secondes
les mouvements que la bouche de la femme effectue sur l’écran.
Une petite fenêtre s’est ouverte, invitant à cliquer sur une
« présentation d’écran ». Je clique et le visage cède instantanément
place à une page de couleur foncée couverte de lignes de code
teintées aux couleurs primaires. J’entend toujours la voix, qui
explique comment implémenter une carte sur un site web. Le code
est vite remplacé par une carte dont les couleurs criardes ne
correspondent pas aux attendus topographiques. On peut changer
la couleur des aéroports, des mers, des villes. On peut aussi ajouter
des types de terrains en 3D. Les lignes de codes jaune et magenta
réapparaissent quelques secondes, avant d’être de nouveau
remplacé par la carte, dont l’un des aplats est passé du rouge au
bleu. Les allers-retours entre les deux pages se poursuivent à
mesure que la voix détaille les différentes possibilités. Les
échanges sont si rapides que je peine à distinguer les mers des
routes des aéroports des villes. Dans une des vignettes de plus
petite taille, une des participantes caresse lentement un chat au
pelage noir. Son application a raison de ma concentration. Des
dunes. On m’interpelle. Dans quel cas cela peut-il être utile ? Je
m’approche pour interagir, prendre possession de l’espace virtuel,
prendre position dans l’espace que je contemple inactive depuis
longtemps maintenant, mais je suis subitement ramenée à mon
inertie, découragée, rappelée à la pesanteur et à l’inanité de ma
solitude présente. Il y a de jolies choses possibles si vous regardez
bien, par exemple vous pouvez mettre les vagues sur vos cart Mon bureau
est placé devant une grande fenêtre. Derrière cette fenêtre il y a une
baie. La marée est haute, l’eau à perte de vue. Je m’arrête
quelques instants, mes yeux soulagés d’accommoder enfin vers le
lointain.
Je repousse à nouveau mes trois doigts sur le pavé tactile, le
premier plan s’envole et mes yeux plongent en direction de la page
Youtube. Je fais défiler les petits encarts vidéos situés en bas à
droite de l’image du chien triste pendant quelques secondes avant
de trouver ce que je cherche. La vignette mesure trois centimètres
de large pour deux de hauteur, elle présente une forme blanche
effilée tenue dans une main gantée de noir et en dessous on lit
« couteau de cuisine en Eau de mer le plus pointu au monde ».