« Une façon de percevoir l’ambiguïté, la double signification des passages : leur richesse en miroirs, qui donne aux espaces une ampleur fabuleuse et rend plus difficile l’orientation. Car ce monde de miroirs peut bien avoir plusieurs significations, et même une infinité de significations, il n’en demeure pas moins un monde ambigu à deux significations. Il cligne des yeux, il est toujours cela, et jamais rien, à partir de quoi un autre aussitôt surgit. L’espace qui se métamorphose le fait au sein du néant. » -Benjamin, Walter. Paris, Capitale du XIXe siècle : le Livre des Passages. Paris, Cerf, 2009 (1989), [R2a, 3], p. 557.
Divagation
Au premier abord, c’est une photo des plus banale. Au mieux, une prise de vue un peu gênée d’une petite pièce de la maison de Tristan Tzara (le vestibule, paraît-il, mais de quel étage?) construite entre 1926 et 1927 par Adolf Loos, avenue Junot, à Paris.
Le regard ne donne sur rien, si ce n’est sur le coin de la pièce. Le cadre de la photographie s’arrête à l’inflexion des deux murs latéraux, et l’observateur devine l’exiguïté de l’espace, l’inconfort du photographe. Étrangement, le sol en bas à gauche revêt un certain éclat patiné. Le plafond a la même couleur que le mur de gauche, d’un gris comme celui d’un ciel laiteux, tandis que le mur de droite, qui nous fait face, semble comme défait de toute qualité matérielle.
La mise en scène est sévère : deux paires de soi-disant fétiches se dévisagent en symétrie, accrochés aux murs, tandis qu’une paire de chaises vides monte la garde de part et d’autre de ce qui semble être une porte. Deux éléments viennent briser cet ordre de caserne : un radiateur est posé dans l’angle à droite, tandis qu’un guéridon en bois s’aligne au mur de gauche.
Puis l’oeil de l’observateur s’embrouille : de part et d’autre du guéridon, deux rectangles blancs sont plaqués sur la surface grise du mur. Celui du fond se révèle comme miroir, par les reflets d’une statue et d’une chaise, dont le dossier virtuel se confond avec la surface du guéridon réel. La lumière que le miroir reflète forme un carré blanc sur le mur de droite. Le rectangle au premier plan est plus énigmatique : est-ce un autre miroir, à l’image vide, ou est-ce une porte? L’observateur lui devine un cadre, comme un dormant de porte, mais son gabarit et la mise en scène dont il est l’objet l’apparente au miroir qui lui est voisin. L’observateur croit voir apparaître une poignée, comme un point noir cependant flou, mais n’est-elle pas trop haute?
Plus tôt dans cette divagation, je parlais de ce qui «semble être une porte» sur le mur de droite. L’objet a priori évident à l’observateur n’est plus si simple à identifié : certes, l’ombre portée sur son arête gauche indique un renfoncement, mais sa supposée poignée n’apparaît-elle pas comme un simple trou? Pourquoi la plinthe continue sur tout le pourtour des murs? Quel est le miroir, quel est le trompe l’oeil, quelle est l’issue ?
Voyeur, Vu
L’observateur se retrouve à ressentir un certain vertige à constater l’étrange dans ce qui semble être banal au premier abord. Incapable après examen de reconnaître la nature d’objets usuels, l’observateur en vient à se demander l’intention d’une telle image. Il est souvent raconté que Loos tirait une certaine fierté de l’impossibilité à saisir son architecture par la photographie; l’analyse des tirages de son oeuvre construite montre au contraire une attention particulière aux prises de vues et mises en scène. Ici, les meubles sont au garde-à-vous, comme en attente d’un visiteur silencieux. Comme le souligne Beatriz Colomina dans Privacy and Publicity, on a toujours l’impression, au regard des photographies des projets de Loos, que quelqu’un est sur le point d’entrer (1): mais ici, par quelle porte, ou par quel miroir ? La photographie que nous observons, bien que présente dans l’ouvrage, n’est d’ailleurs pas analysée par l’auteure.
Plus qu’un observateur, l’oeil de la caméra semble ici se faire voyeur, dont le regard enregistre des scènes semblables aux vidéos reçues par le couple dans Lost Highway, aérien et insaisissable. Pourtant, le voyeur ne voit rien, et semble pris à son propre jeu. Son regard est attiré par les trois grands rectangles blancs a priori si semblables, mais dont l’incertitude en nature laisse planer le doute de ce que chacun dissimule. Au final, l’observateur muté voyeur ne sait pas ce qu’il perçoit, confusion permise par le médium même de la photographie. Celle-ci ne montre pas la réalité d’un objet ni d’un lieu, mais révèle une structure sous-jacente de l’endroit, une mise en scène illusoire, dans laquelle le miroir ressemble à la porte, la porte au mur peint, le mur peint à la vitre sans tain. Je dis «vitre sans tain», car il ressort de l’image comme un dernier doute : le voyeur est-il vu?(2) Ici, s’il y a voyeur autre que nous, il se dissimule derrière ce que l’on ne sait reconnaître. Mais ce questionnement est peut-être le fruit d’une psychose, d’une angoisse de percevoir sans voir. Dans son affligeante banalité, la photographie du vestibule de la maison Tzara met en suspend une réponse à la question que nous ne sommes même pas sûrs de poser en bons termes.
L'Immoral
Cette divagation peut sembler loin des sujets de la modernité, comme elle semble loin des sujets de l’architecture. Étrangère à la théorisation par l’exemple, l’observation minutieuse d’une telle photographie sème au contraire la confusion : que nous montre-t-elle, si ce n’est un espace introverti, quand toute la photographie de l’architecture moderne se concentre habituellement sur l’espace ouvert, où s’interpénètrent l’intérieur et l’extérieur? Pour garder toute mesure, il est important de noter l’introversion par nature de l’espace Loosien, pour qui «un homme cultivé ne regarde pas à sa fenêtre».(3) L’analyse de cette photographie en particulier n’en est pas moins dérangeante, car elle n’explore pas tant l’espace physique que l’aspect perçu des surfaces et leur ambiguïté à recréer un intérieur potentiel, ou l’illusion d’un autre espace psychologique. Le miroir, et par extension les portes et trompes l’oeil qui s’y apparentent, se manifeste ici comme une omission, ou un envers du récit techniques et sensoriels de la modernité, dont le discours s’appuie essentiellement sur les développements du verre et de l’acier, et son corollaire, le béton.
De ce fait, l’usage du verre dans la modernité est un sujet sur-étudié, sur-théorisé, sur-fantasmé. Au-delà des parti-pris esthétiques, les qualités intrinsèques du verre clair en font le support des revendications morales, hygiénistes et politiques de la modernité, jusqu’à en constituer la matière idéelle. Si cette matière peut être pourvue d’ambiguïté, le verre n’en demeure pas moins vecteur d’un discours d’objectivation de l’espace et des fonctions sociales : il rend clair l’espace de production, rend sain le logement, mais nettoie aussi la conscience et l’âme des hommes. Ainsi, dans son roman l’Aube du Printemps, Stefan Zeromski décrit le dialogue entre un fils et son père, dans lequel ce dernier dessine les contours d’une société nouvelle, aux maisons de verre faites de poutres et parois en verre, alimentées de tuyaux en verre, aérées de ventilateurs en verre. Ces maisons d’artistes, pour le peuple et par le peuple, seraient plus belles que des palais, et du monde seraient chassés la haine et l’envie, monde dans lequel il serait alors possible de mettre en pratique la société communiste idéale(4). Ainsi, la transparence au sens propre éradique le vice, car l’envie n’y serait chez personne d’en pratiquer, et non plus la possibilité d’en dissimuler.
Le miroir au contraire n’a aucune fonction vitale. Il n’a pas de vertu productrice, ni d’assainissement, ni ne représente aucune valeur morale à même de construire une société moderne objectivante. Tout y est d’ailleurs subjectif : le reflet narcissique fonde sa fonction principale, comme sa surface est la démonstration la plus absolue du point de vue subjectif de l’observateur. Là où le verre rend visible, le miroir rend opaque, renvoie le monde en double inversé, trompe l’observateur.
Si ses développements techniques sont concomitants à ceux du verre, il en est l’envers immoral. Destiné à l’oisiveté, à la séduction, à la vanité et à l’illusion, il n’est pas étonnant d’en trouver les usages principaux dans le champ des loisirs, du commerce et de l’équipement domestique. Le miroir est comme un simulacre du verre : là où ce dernier étend et rend visible l’espace dans les faits, le miroir ouvre un abîme, profond et tant étrange.
Méandre, divagation sans fin
Comme rappelé en amont, l’identité discursive du verre est plus complexe et contradictoire que la transparence absolue; des travaux aussi éloignés dans le temps que ceux de Moholy-Nagy ou Gerhard Richter, parmi tant d’autres, sont autant de témoignages que l’ubiquité visuelle du verre n’est pas absente en totalité d’une lecture de la modernité et de ses extensions. On pourrait ajouter à cela l’accentuation volontaire des reflets dans le trucage photographique de l’oeuvre de certains architectes modernes, parmi lesquels Mies Van der Rohe et Le Corbusier. Seulement, la focalisation sur un des aspects les plus explicites du matériau aura permis sa récupération théorique, comme élément de justification et comme moyen technique de l’application d’un programme moral au développement de l’humanité, contrepoids de la violence d’un siècle. Plus largement, au risque de réinventer l’eau chaude, on pourrait émettre l’hypothèse d’une analogie directe entre les qualités idéelles du verre et la forme historique que se donne la modernité. Clair, transparent, univoque, son régime d’historicité(5) se dessine comme une ligne droite faite d’une succession de causalités sans marges, à l’horizon dégagé et visible, futur désirable et évident : c’est-à-dire à la manière dont le verre clair permet au regard de pénétrer l’extérieur, d’embrasser la perspective dirigée de l’espace cartésien, logique et homogène dans son développement.
Le miroir au contraire ne laisse aucune place à la clarté des intentions. Il réfracte, embrouille, démultiplie l’identité des choses, à la manière d’un méandre sans fin, c’est-à-dire sans but. Le miroir montre l’envers, «des horizons larges et clairs comme le jour»(6) à la tombée de la nuit; il ne peut être récupéré comme élément d’objectivation, étant entièrement et fondamentalement porteur d’ambiguïté, contrairement au verre.
Si Walter Benjamin consacre toute une thématique au miroir dans les fragments de son ouvrage inachevé sur le 19e siècle(7), c’est que le monde spéculaire est peut-être du ressort d’une pré-histoire des avant-gardes et des mouvements modernes, avant que ceux-ci ne définissent les termes de leurs récits. Le miroir comme objet sensoriel est d’ailleurs intrinsèquement lié au développement de l’environnement visuel moderne, et en premier lieu des passages, d’où la fascination que ceux-ci exercent sur le surréalisme : espaces intérieurs à deux échelles, inconscient ontologique comme historique de la modernité. Corollaire de l’hypothèse précédente, le miroir semble dessiner par analogie un autre dessin de l’histoire moderne, «qui cligne des yeux», faite de détours, d’abîmes, de méandres, et osons le dire, d’une divagation sans fin, où le sens se tisse davantage sur une trame d’éléments contradictoires que le long d’une ligne claire. Il est à la fois l’objet (détournement technique du verre idéel), mais aussi l’illustration par métaphore de ce que Svetlana Boym nomme l’Off-Modern(8), c’est-à-dire ces objets en marge de l’histoire triomphante, néanmoins porteurs de possibilités interrompues.
Pour Svetlana Boym, ce sera la tour Tatline, et ses volumes purs en rotation, dans le mouvement cosmique d’un communisme triomphant ; ce peut être aussi les ornithoptères d’Archytas de Tarente, de Bacon ou De Vinci ; ce peut être encore les premiers simulateurs de vol en foires(9), le théâtre annulaire(10), ou l’orchestre de chambre des dortoirs soviétiques contre les ronflements.(11) Comme la photographie de la maison Tzara, l’histoire des idées semble a priori d’une banale évidence. Mais à y regarder de plus près, la modernité fait preuve non seulement d’une certaine complexité, mais aussi d’une construction sur l’étrange : étrange ces idées du futur qui nous viennent du passé, brisant la ligne claire du temps en autant de reflets contradictoires et séduisants. Pourtant, loin d’être interrompus, ces chemins se continuent dans notre présent, par d’autres moyens plus adéquats, domestiqués, normalisés. En envisageant ainsi la complexité du non-récit moderne, ne peut-on pas considérer ces pistes comme autant de racines à la multiplicité de ce que, vaguement et en creux, nous nommons aujourd’hui post-modernité?
(1)Colomina, Beatriz. Privacy and Publicity : Modern Architecture as Mass Media. Cambridge, MIT Press, 1994, p. 250-253.
(2) Beatriz Colomina analyse en profondeur la mise en scène de l’observateur et de l’observé dans les intérieurs de Loos : ibid, «Interior», pp. 233-280.
(3)Corbusier. Urbanisme. Paris, 1925, p. 174. rapporté dans Colomina, Beatriz. Privacy and Publicity : Modern Architecture as Mass Media. Cambridge, MIT Press, 1994, p. 234. Passage original : «Loos m’affirmait un jour : ‘Un homme cultivé ne regarde pas par la fenêtre; sa fenêtre est en verre dépoli; elle n’est là que pour donner de la lumière, non pour laisser passer le regard.’» autant depuis l’intérieur, que depuis l’extérieur, serions nous tentés d’ajouter.
(4) Zeromski, Stefan. L’Aube du Printemps. 1925. rapporté dans Turowski, Andrzej, Existe-t-il un art de l’Europe de l’Est? Paris, Éditions de La Villette, 1986, pp. 438-39.
(5) Comme défini dans Hartog, François. Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, Points, 2003. C’est-à-dire entendu comme l’image subjective qu’une civilisation se fait d’elle-même sur une période donnée, dans sa manière d’articuler passé, présent et futur.
(6)Benjamin, Walter. Paris, Capitale du XIXe siècle : le Livre des Passages. Paris, Cerf, 2009 (1989), [R1, 1], p.552.
(7)ibid, «R. [Miroirs]», pp. 552-558.
(8)Boym, Svetlana. Architecture of the Off-modern. Princeton, New York, Princeton Architectural Press, Buell Center/ FORuM project, 2008.
(9) Harvey, Stanley Thomas. «Dispositif d’Amusement,» 1933.brevet(10) Le public est au centre, souvent sur plateforme rotative, la scène est tout autour, parfois mobile aussi. Voir entre autres Perrottet von Laban, André, Stoecklin, Erwin, « Improvements in buildings for theatrical and other performances», 1952 (1949).brevet(11) Kopp, Anatole. Ville et Révolution. Architecture et urbanisme soviétique des années vingt. Paris, Anthropos, 1967. rapporté dans Ragon, Michel. Histoire de
l’architecture et de l’urbanisme modernes, tome 2 : 1900-1940, Paris, Points, 2010 (1986), p. 285.