- What is the purpose of your visit to Japan?
- I came for aesthetics, dis-je doucement sans provoquer la moindre réaction. Le bruit du vent sur les pierres venait se lover dans ce silence. Aesthetics, ai-je murmuré à nouveau, pour ne pas dire que je n’en savais rien.
Il était assis en face d’elle avec un grand sourire attentif. Il était plus beau que sur les photos qu’il avait postés sur Tinder, pourtant elle avait du mal à s’émouvoir face à sa beauté. Elle n’arrivait pas à frissonner devant une beauté sans paroles. Silence. Il n’avait pas l’air d’être près de dire quelque chose. Elle jeta des coups d’œil brefs autour d’elle pour trouver un sujet de conversation.
It’s so nice here!
Encore une exclamation gratuite. Une exclamation surexcitée qui lui semblait être la façon la plus simple de dire quelque chose avec le peu de mots qu’ils avaient en commun.
Elle s’était pourtant bien préparée pour communiquer. Elle avait téléchargé Google Translate, pris des cours de japonais, acheté un petit dictionnaire anglo-japonais et un Assimil pour un «japonais sans peine» dont elle avait lu et relu le contenu. Elle savait remercier, s’excuser, exprimer sa joie, dire qu’il faisait chaud et commander une bière. Et puis, il y avait aussi les regards et les sourires. Mais aujourd’hui son regard disait des choses qu’elle ne pensait pas et son sourire montrait une personne qu’elle n’était pas. Aujourd’hui elle n’était que ses mots, des mots qu’elle n’avait pas.
Il se mit à parler, lentement.
- What is the purpose of your visit to Japan?
Le Japon offrait des bourses pour étudiants étrangers. C’était l’occasion parfaite pour quitter le Liban, ne pas travailler et être payée. Est-ce qu’elle pourrait lui dire ça? Non,trop de mots, trop d’efforts, trop de possibilités de malentendus.
- I am really attracted to the Japanese culture.
Elle sourit. Est-ce que c’est mentir si on ne dit que ce qu’on sait dire avec les mots qu’on a?
Après des années de vie au Japon, elle s’était familiarisée avec ce sentiment d’épuisement et de frustration qui accompagne parfois les rencontres ratées. Ce sentiment accompagne justement les rencontres qu’on ne veut absolument pas rater,
celles qui dégagent une possibilité de connexion. Ces rencontres-là ont un goût de si seulement. Si seulement j’avais les mots, si seulement je pouvais comprendre, si seulement je pouvais montrer qui je suis. Il était temps de rentrer chez elle.
Une fois dans son lit, elle se dit que le moment était peut-être venu de donner une chance à l’application mobile pour apprentissage des langues qui fait le tour des médias. Elle parcourut le site web qui expliquait que l’application vise les immigrés, expatriés et exilés qui apprennent à parler pour réussir à vivre. Au bas de la page, la méthode actuelle de l’enseignement des langues est critiquée, une méthode dite coloniale qui enseigne principalement le vocabulaire le plus courant chez les locuteurs natifs et transforme lentement l’étudiant en une copie effaçant son origine, son humour, sa culture et sa personnalité. L’application prétend apprendre à connaître intimement son utilisateur pourlui offrir les mots qui lui permettraient de parler de sa passion, de sa ville, de sa journée, de son idéologie et de son état d’esprit. Des grandes promesses sont faites. L’application en main, l’utilisateur pourrait conserver sa personnalité tout en parlant la langue étrangère, répondre à toutes les questions posées et maintenir n’importe quelle conversation. Bon, application installée. L’écran principal s’affiche.