« Je veux vous montrer quelque chose, mais je pense que vous l’avez déjà vu. »
Il faisait particulièrement beau pour un jour de janvier. Il s’était arrêté de pleuvoir et le
soleil brillait ; l’herbe était plus verte que jamais. Certaines histoires commencent comme
ça : avec la météo. Beaucoup d’histoires évoquent ce qu’on ressent, ce qu’on a un jour
ressenti, ou ce qu’on pourrait un jour ressentir. Beaucoup d’histoires sont des histoires
d’amour. Commençons là. Ceci est une histoire d’amour.
Nous sommes au tout début de l’année 1996, au mois de janvier. Un homme nommé
Charles O’ Rear est amoureux d’une femme nommée Daphne Irwin. Tous les deux vivent
aux États-Unis d’Amérique, en Californie : Charles à St-Helena, et Daphne dans le Compté
de Marin. Tous les vendredis, Charles se rendait en voiture au nord de San Francisco pour
aller la voir. Charles, un photographe professionnel expérimenté, avait toujours sur lui son
matériel, avec l’espoir de prendre quelques bonnes photos.
Le soleil était éblouissant en ce vendredi de janvier 1996. La pluie venait de s’arrêter, après
des jours et des jours d’averses hivernales, et l’herbe des plaines était d’une vigueur
éblouissante. En chemin pour rendre visite à la femme qu’il aimait, la femme qu’il finirait
par épouser, Charles a dû être frappé par cette butte en particulier, par son herbe verte, par
la façon dont le soleil éclairait le flanc de colline. Le ciel était bleu, et le temps que Charles
trouve où se garer sur le bord de la route, le temps qu’il installe son appareil, quelques
petits nuages s’étaient glissés dans le cadre, assurant ainsi la perfection du panorama. Il a
appuyé sur le bouton et a repris son chemin vers Daphne. Le reste, comme on dit,
appartient à l’Histoire.
Voilà pour l’histoire d’amour. Ce n’est pas toute l’histoire, bien sûr ; il y a l’histoire de
l’image idéale. Ceci est une histoire de fantasme. C’est l’histoire d’une émotion très
spécifique, presque sans définition – mais non sans illustration. Mais d’abord, la météo. En
Californie, en janvier, comme la plupart des locaux le savent, arrivent les pluies, et les
collines rayonnent de vert pour quelques mois avant que l’intense chaleur de l’été ne les
brunisse à nouveau. Un jour de 1996, le photographe Charles « Chuck » O’Rear était en
route du Compté de Sonoma vers le Compté de Marin, via la vallée de Napa. Sa mission :
rejoindre Daphne, la femme qui deviendrait son épouse. O’Rear, vétéran fort de 25 ans
d’expérience chez National Geographic, remarqua, par la fenêtre de sa voiture, un paysage
qui ferait une belle photo. Il s’est rangé sur le bord de la route. Cette section de la Highway
12 est étroite et courbe, avec à peine l’espace pour garer une voiture. Au bord d’un talus
escarpé se trouvait une petite barrière de barbelés. Et quand O’Rear a pris sa fameuse
photo, tout ce qu’il avait devant lui, c’était une colline d’un vert étincelant, quelques
montagnes au loin, et deux ou trois nuages soyeux.
« Je suis sorti, j’ai fait quelques photos, et j’ai repris la route. Le reste appartient à
l’Histoire» , dit O’Rear.
Passons à l’an 2000. Ceci est l’histoire du futur, l’histoire de l’aube d’un empire. O’Rear
était l’un des premiers photographes à utiliser un service en ligne appelé Corbis pour
numériser et distribuer ses images. Il y a transféré les clichés de ce fameux vendredi après-midi,
et les gens qui devaient voir la photo l’ont vue. À l’époque, Corbis appartenait au
patron de Microsoft, un certain Bill Gates. La société s’apprêtait à lancer Windows XP, un
nouveau système d’exploitation alliant la stabilité de son produit corporate, Windows 2000,
avec les particularités de son offre généraliste, Windows 98.
Bill voulait cette photo. Bill a acheté cette photo.
« Combien d’images ont-ils dû regarder, je n’en ai aucune idée. »
Il prit le premier avion pour Seattle avec le négatif original et il repartit avec un gros
chèque. O’Rear ne peut nous communiquer le montant, mais sourit en disant qu’il est plus
qu’acceptable pour l’époque et le demeure aujourd’hui encore – pas moins de six chiffres,
en tout cas. Ceci, comme souvent, est une histoire d’argent. Mais on ne touche pas au fond
des choses. Il nous faut une meilleure histoire. Mettons-nous en situation. Le paysage est
splendide par ici, c’est pour ça qu’on est là. Ces histoires semblent toujours se passer en
Californie, non ? C’est là qu’ils fabriquent le futur, c’est là qu’ils ont annulé et remplacé le
dehors. Ceci est l’histoire d’un futur. Ceci est l’histoire d’une photographie argentique.
Ceci est l’histoire de l’intérieur contre l’extérieur. Ceci est une histoire sur écran rétroéclairé.
En janvier 1996, un ex-photographe pour National Geographic, Charles O’Rear,
conduisait à travers la vallée de Napa en Californie pour rendre visite à son amoureuse,
Daphne Irwin (plus tard, ils s’épouseraient). Il faisait ce trajet tous les vendredis après-midi.
Ils travaillaient ensemble à la réalisation d’un livre sur les vignobles de la région, et Charles
était ce jour-là particulièrement à l’affût d’une occasion de prendre une bonne photo ou
deux, puisqu’une tempête venait de passer et les pluies récentes avaient laissé les plaines
particulièrement verdoyantes. Le long de la Sonoma Highway (California State Route 12 et
121), il aperçut la colline en question, débarrassée des vignes qui la recouvre
habituellement ; elles avaient toutes été arrachées quelques années plut tôt suite à une
infestation de phylloxéra.
« Là ! Mon dieu, l’herbe est parfaite ! Si verte… si verte ! Le ciel est bleu, le soleil brille ;
et là, quelques nuages… »
Il arrêta sa voiture près de la ligne départementale, se rangea sur le bord de la route pour
installer le trépied et préparer son appareil photo, un Mamiya RZ67 format moyen. Il
choisit une pellicule Fujifilm Velvia, courante chez les photographes de nature et connue
pour saturer certaines couleurs. O’Rear attribue le succès de l’image à cette combinaison
spécifique de pellicule et d’appareil.
« Ça a fait la différence, et, je pense, a permis aux contrastes de ressortir encore plus. Si je
l’avais prise en 35 mm, le résultat aurait été bien différent. »
Des années plus tard, il ajoutera que l’image aurait pu être encore plus puissante si elle
avait été prise en numérique (ceci est une histoire d’obsolescence).
En cette douce et ensoleillée journée de janvier, le ciel était complètement bleu. Les nuages
se sont faufilés dans le cadre pendant que Charles préparait son matériel.
« Tout changeait si vite à l’époque. »
Charles, mon vieux, tu ne crois pas si bien dire. Il prit quatre photos et remonta dans sa
voiture. Selon O’Rear – en fait, appelons-le Chuck – selon Chuck, l’image n’a en aucun cas
été modifiée ou retouchée. C’est la vraie vie, c’est la vraie photo. Mais puisqu’elle n’était
pas utile pour le projet de livre sur les vignobles locaux sur lequel Chuck travaillait avec sa
future épouse Daphne, il la mit en ligne – ainsi, la photo était disponible via la banque
d’images pour quiconque serait prêt à payer le prix de la licence. En l’an 2000, l’équipe de
développement de Windows XP – une équipe d’ingénieurs, ou une équipe créative, Chuck
ne s’en souvient plus, ça n’a pas grande importance – l’a contacté via Corbis. Il est fort
probable que Corbis ait été choisi, plutôt que son compétiteur Getty, parce que Bill Gates
venait d’acquérir la société.
« Je ne sais pas du tout ce qu’ils cherchaient »,
se souvient Charles.
« Est-ce qu’ils
voulaient une image paisible ? Une image sans tension ? »
Cette histoire manque de tension. Remédions-y. Conduire dans la région viticole
californienne peut s’avérer dangereux. Les routes sont courbes et traîtres. Les cyclistes
insouciants sont nombres, et le prochain virage pourrait révéler aussi bien l’entrée d’un
vignoble réputé qu’un groupe de touristes prêts à traverser inconsciemment la route, ou
même un couple explorant la région à cheval. C’est une route avec beaucoup, beaucoup de
passage. C’est une route dangereuse. Selon Chuck, c’est même la route la plus surveillée de
Californie. Serait-ce la plus mortelle ? Oui, admettons. Alors que ce bon vieux Chuck y
roulait, un jour de grand soleil, plus occupé à faire du repérage pour sa prochaine photo
qu’à regarder la route, il ne vit pas au prochain virage le groupe de… non, non, ça ne s’est
pas passé comme ça. C’est une route périlleuse, mais Chuck la connaissait par coeur. Il
faisait le trajet tous les vendredis, par amour. Il est vrai aussi qu’à l’époque, ce n’était pas
encore l’autoroute que c’est maintenant ; Chuck parle plus d’une route de campagne. La
colline a changé, la route a changé. Ceci n’est pas l’histoire d’un accident – tout au plus,
c’est l’histoire d’une coïncidence. C’est une histoire de changements. C’est une histoire
d’effacement.
Le phylloxéra est un microscopique puceron ravageur qui vit dans et se nourrit des racines
des vignes. Il peut infester un vignoble via les semelles d’un travailleur ou se propager
naturellement de vignoble en vignoble. C’est un fléau qui vient des États-Unis, de la vallée
de Napa en Californie pour être précis. Les phylloxéras ont dévasté le vignoble qui occupait
la colline de Charles quelques années auparavant ; les vignes ont toutes été arrachées, ce
qui explique l’état de la colline au moment de la photo, et donne aussi peut-être une
explication pour le caractère artificiel, surnaturel de cette prairie, plus proche d’une
pelouse. Pendant quelques années, on a laissé ce paysage idyllique se développer tranquillement, à l’abri de la soif du profit qui anime la région (avec le prix du terrain à
Sonoma qui atteint les 30 000 $ par hectare et continue de monter, la plupart des collines du
coin sont transformées en vignobles ou en projets immobiliers). Le temps que la
photographie se vende, des vignes avaient déjà été replantées sur la colline.
Ceci est une histoire — j’insiste — d’argent. C’est une histoire de profit. Il y a aussi
quelques secrets dans cette histoire. Microsoft ne voulait pas seulement la licence pour
utiliser la photo comme fond d’écran par défaut pour Windows XP, ils voulaient tous les
droits. Ils voulaient vraiment, vraiment tous les droits. Chuck nous dit : ils voulaient la
posséder, et la contrôler, naturellement. Ceci est une histoire de propriété privée, de
contrôle, de clôture, de palissade, de barbelés. Un accord de non-divulgation empêche
Charles de nous communiquer le prix exact de la photo, mais ils lui ont proposé ce que,
selon lui, est le deuxième plus important montant versé à un photographe pour un unique
cliché. La plupart des estimations tournent autour des 100 000 $ ou plus. Une autre photo
de Charles, Désert sous la lune, a été étudiée pour servir de fond d’écran par défaut, mais
a été écartée suite à ce que quelques travailleurs la comparent à des fesses. Il fallait donc
une image chaste. Ceci est une histoire sans sexe. Et on a plus ou moins oublié l’histoire
d’amour. Cette histoire n’est pas très divertissante.
Mais parlons à présent de transport — d’espace-temps, ou si vous voulez, de comment
circulent les images. Pas d’images pauvres ici. O’Rear devait envoyer à Microsoft les
négatifs et signer quelques papiers ; mais quand la poste et divers transporteurs ont appris la
valeur du colis, tous ont refusé : le prix était bien supérieur à ce que leurs assurances
pourraient couvrir. Alors la compagnie a tout simplement acheté un billet d’avion à Charles
pour le faire venir livrer en personne la photo à Seattle, à l’ancienne. Retour à la météo. À
Seattle, sans doute, c’était une sombre nuit d’orage – mais peu importe en fait. Notre
histoire est une histoire de plaines vertes et de ciels bleus et de vies parfaites. C’est une
histoire d’accès aux outils. C’est, comme Bill Gates, fier et triomphant, l’annonçait à New
York au lancement de son nouveau produit, devant la colline à l’invraisemblable
luminosité, la fin d’une ère. Ceci est le début d’une ère.
« Je ne savais pas du tout où elle allait aller »
, dit Charles.
« Je ne pense pas que quiconque
aurait pu prévoir le succès qu’elle allait rencontrer. »
Mais Microsoft savait exactement ce qu’ils faisaient. Ils ont dépensé plus de 100 000 $ pour
la photo de Chuck. En comparaison, ils n’ont payé que 300 $ pour un autre fond d’écran sur
XP, “Automne”. Ils savaient. Difficile à dire comment, ou exactement ce sur quoi ils
capitalisaient, mais ils avaient compris le pouvoir de cette image. En anglais, elle se nomme
« Bliss » – en tout cas, c’est le nom que quelqu’un chez Microsoft lui a donné. C’est un mot
qui désigne une émotion entre le bonheur, la béatitude, la sérénité. Pourquoi tant de
sentimentalisme ? Les plaisirs de la Nature, les mystères des ordinateurs, la tranquillité
d’esprit qui vient avec la certitude qu’on s’occupera de vous ? Une telle naïveté ne pouvait
fonctionner qu’en anglais. En néerlandais, la photo s’appelle
« Irlande », en suédois
« Été », et en français, « Colline Verdoyante ».
En juin 2001, Microsoft a annoncé un plan marketing d’au moins un milliard de dollars
pour la promotion de Windows XP. Le slogan de la campagne, « Yes You Can », avait été
pensé pour mettre l’emphase sur les larges capacités de la plateforme. Ceci est une histoire
de possibilités, d’accessibilité. À la base, le slogan prévu était « Préparez-vous à prendre
votre envol », mais il a dû être changé pour des questions de sensibilité suite aux
évènements du 11 septembre 2001. Microsoft rebaptisa la photo, et en fit la composante
principale de sa campagne pour XP – l’image était partout, de Times Square à Beijing,
même sur des hélicoptères décorés avec à bord des employés transportant des exemplaires
de l’OS dans des valises. C’est une question d’expérience. Préparez-vous pour l’expérience
émotionnelle du siècle numérique – préparez vous à prendre votre envol. Depuis, l’image
est devenue omniprésente. On estime que plus d’un milliard de personnes ont posé les yeux
sur cette photo. Elle est devenue presque synonyme de l’ère numérique. Elle s’est affichée
partout, dans les salons et dans les écoles, à la Maison-Blanche et au Kremlin, dans les
avions et les bus et les centres commerciaux. Nous y avons été si exposés qu’elle en est
devenue irréelle. On est on arrivé au point où on l’ignore, comme, pourrait-on dire, un fond
d’écran – une neutralité tout à fait calculée. Mais elle conserve un pouvoir singulier,
comme si elle pouvait survivre à l’humanité. Peut-être avons nous ici la forme platonique d’une photo. Il y a de quoi se poser des questions sur son histoire. Et pourtant, qui voudrait
l’encadrer dans son salon ?
Microsoft a gagné son pari. L’ “Expérience Windows” a si bien fonctionné qu’il s’en
est vendu plus d’un demi milliard d’exemplaires, dont au moins 400 millions dans les 5
premières années. Y a-t-il eu tromperie quelque part ? Serait-ce une histoire d’illusions ?
On dit souvent que l’image a été légèrement recadrée à gauche et que les verts ont été
subtilement poussés, mais en réalité la version que Microsoft a achetée via Corbis été déjà
cadrée ainsi, et la saturation résulte du choix de la pellicule Velvia.
« C’est la vraie vie », insiste Charles.
Vraiment ? Redis-nous, comment en sommes-nous arrivés là ? Où étions-nous ? Quelle
était l’année, le mois, le jour ? Qui était présent ? Quel temps faisait-il ? De quoi parle-t-on
lorsqu’on raconte cette histoire ?
Nous sommes dans les contrées du Nouveau Monde qu’on appelle la Californie. Nous
étions en janvier, ça on le sait. Certaines sources indiquent 1998, d’autres 1996 – Wikipedia
dit 96, alors, nous dirons 96. Notre homme : Charles « Chuck » O’Rear. Il aime une femme,
Daphne Irwin. Il est certain que c’était un vendredi, il en est certain parce que c’est les
vendredis qu’il allait lui rendre visite en voiture. Si on jette un oeil aux archives météo, on
peut supposer que la date exacte était le vendredi 19 janvier, 1996 – une journée précédée
d’un jour de pluie, pour booster le vert de la prairie, et avec une bonne visibilité pour
assurer une photo nette. Les archives indiquent aussi du brouillard pour ce vendredi-là,
mais la météo en cette saison peut changer du tout au tout : un moment de répit dans
l’orage, et puis le bleu intense d’un ciel parsemé de cumulus. Peut-être que, plus tard dans
la journée, il a plu.
Le bleu était déjà à l’époque une couleur importante dans l’identité de la marque, où le ciel
et les nuages sont des éléments récurrents, tout comme dans l’imaginaire numérique : une
évocation de potentiel et d’opportunité, d’évanescence et de légèreté, ainsi que de
supériorité et de transcendance. La photo reste dans le thème, en apportant un sentiment
d’ancrage concret grâce au sol de la colline, vu en contre-plongée. Celle-ci divise l’image
en son milieu, ignorant la règle classique des tiers chère à la photographie de paysage, qui permet habituellement de valoriser un sujet en particulier. Ici, le ciel et la terre sont à
égalité. L’horizon est majoritairement invisible, mais les montagnes au loin donnent une
échelle à l’image, de sorte qu’on peut s’y imaginer. Et l’herbe, bon Dieu, l’herbe est si
verte. Le vert était la deuxième couleur principale dans l’interface utilisateur, et bien sûr, le
bleu et le vert sont deux des trois couleurs primaires en informatique. Sans doute que
l’équipe chez Microsoft était un peu en retard dans le développement de produit, elle
cherchait quelque chose de plus « naturel », pour rendre le tout plus accessible. « La réalité
de la vraie vie », quelque chose comme ça. L’image collait avec l’identité de marque.
C’était parfait, tout faisait sens : le ciel, les nuages, la colline, le bleu, le vert. Ceci est une
histoire vraie. Trop belle pour être vraie ? Quelques théories du complot ont émergées,
comme toujours. Certaines personnes se sont mis en tête de prouver que les nuages sont
faux, que les montagnes en arrière-plan ont été modifiées, ou que l’image cache de
l’écriture dans un coin. Même au sein de Microsoft, certains étaient excessivement
suspicieux, surtout à l’égard des stries dans la pelouse : une rumeur circulait selon laquelle
l’image avait été générée par ordinateur pour faire une démonstration des capacités d’XP.
Les employés qui y voyaient bel et bien une photographie pariaient entre eux sur l’endroit
où la photo avait été prise (France, Irlande, Angleterre, Suisse, même Nouvelle-Zélande –
personne, bien sûr, ne reconnaît son propre jardin. Les stries sont ce qui restait des vignes
qui avaient dû être arrachées.) Tous avaient tort. Une fois encore, ceci est une histoire vraie.
Chuck, une dernière fois, pour les convaincre :
« Il y a une période de l’année ici au nord de San Francisco, pendant et après la saison des
pluies, l’herbe verdoie, et je sais que j’ai de bonnes chances de tomber sur de magnifiques
collines, je vais être plus préparé, je vais être plus concentré et plus alerte. Je prépare
l’appareil et voilà les nuages qui arrivent, je prends une photo, je tourne la manivelle – on
ne fait plus ça en numérique maintenant hein, on appuie sur le bouton et la machine fait le
reste – voilà les nuages, j’en prends une autre et une autre encore et une dernière et voilà,
j’ai fait quatre photos. Je n’y ai pas prêté trop d’attention non plus, ça me semblait
relativement innocent. What you see is what you get. Rien d’inhabituel, au fond, la
pellicule sort toujours des couleurs éclatantes, le Fujifilm Velvia, et puis les lentilles de la RZ67 étaient remarquables, absolument remarquables. La taille de l’appareil et la pellicule,
voilà ce qui a fait la différence. What you see is what you get, c’est tout. »
Cette photographie est donc un vrai moment dans le temps et l’espace. Peut-être que la
tromperie est ailleurs. Windows XP marque aussi le lancement de la Windows Product
Activation, une procédure hautement haïe qui vise à assurer la conformité au contrat de
licence du programme en transmettant à Microsoft des informations sur la clé de produit
utilisée pour l’installer et sur le matériel informatique de l’utilisateur. Le LA Times y voit
« un exemple particulièrement détestable d’abus de pouvoir de la part d’une compagnie à
monopole s’imposant aux utilisateurs ». Ceci est une histoire de contrôle. Ceci est une
histoire de soumission. Ceci est l’histoire d’un marché, d’un choix. Il y avait une
récompense, derrière, une terre promise, un jardin d’Eden, divers délices digitaux, et cette
colline innocente nous jurait : c’est ici, là, tout près. Souviens-toi de ce sentiment : enfant,
quand tu t’allongeais dans l’herbe, les yeux rivés au ciel, regardant les nuages défiler… ici,
ce sera comme ça, tous les jours.
Et alors, qu’est-ce qu’on en dit ? Combien ont réellement ressenti l’émotion que promet
l’image ? Charles, t’en penses quoi ?
« C’est une chouette sentiment, d’avoir donné à tant de monde un chouette sentiment. »
Si tu le dis. Cette image, on la connaît, qu’on sache la nommer ou non. Mais l’herbe sur
l’écran reste impalpable. Et cette émotion fuyante, on ne la reconnaîtrait pas si elle nous
frappait en plein visage.
Ces sentiments sont éphémères, c’est à peine s’ils sont réels. Des années durant, tous
les matins, ce flanc de colline a illuminé des millions d’écrans. Cette icône apparaît
aujourd’hui encore, parfois, mais elle est comme fanée. Charles insiste que l’image est
authentique. Et pourtant, ce lieu sublime était aussi réel qu’un dessin animé et aussi honnête
qu’un panneau « Bienvenue » à la frontière. Ses couleurs locales sont comme celles d’un
dessin d’enfant, la pure représentation d’un idéal abstrait, d’une idée type, simple et
uniforme du monde : le ciel, c’est bleu, l’herbe, c’est vert. Conçue comme un aimant pour
nos yeux et un noeud coulant pour notre imagination, cette image était une feuille de vigne
masquant un monde fermé de désordre et de surcomplexité ; mais on y croyait, car si
l’image était réelle, alors les sentiments le seraient aussi.
Les sceptiques avancent que l’image est banale ou sans intérêt, et ses admirateurs
soutiennent que l’évocation du sentiment paisible d’un jour de beau temps fait précisément
sa force. Ils relèvent l’impression de calme onirique et rêveur qui se dégage des rayons de
soleil baignant la colline. C’est une image attirante, facile à regarder, et elle ne détourne pas
l’attention quand d’autres éléments se trouvent sur l’écran (des icônes d’applications et de
fichiers sur le bureau d’un utilisateur, par exemple). Elle a peut-être été choisie justement
parce que la contemplation d’un paysage simple et attrayant pouvait apaiser les esprits des
travailleurs coincés dans leurs bureaux devant leurs ordinateurs. Ceci est l’histoire de la
disparition du dehors. C’est l’histoire de votre jardin derrière votre écran, dans votre
machine. Ceci est le berceau de la Nature au 21ᵉ siècle, et sans doute son tombeau. Ceci est
le paradis perdu. Ceci est le paradis reconstitué, pixelisé, décomposé, dont l’image n’existe
qu’en copie de copie de copie. Ceci est l’une des images les plus chères de notre histoire,
rendue pauvre.
Windows XP a pris sa retraite en 2014. Ce fut une première mort symbolique pour
l’image. Puis, des mégafeux Californiens ont ravagé la colline en 2017, l’année où ces
incendies furent les plus dévastateurs, jusqu’à l’année d’après (non sans ironie, en 2018, un
feu nommé Camp Fire, le feu de camp, comme celui autour duquel l’on raconte des
histoires, rasa de la carte une ville californienne nommée Paradise). En réalité, nous avions
promis une histoire vraie : les faits contredisent ce rebondissement. Les images qui ont
circulé en ligne de la colline en feu ont été démontrées fausses ; l’incendie est toutefois
passé tout prêt de la colline en question. Ceci est une histoire de fake news, de l’expulsion
du jardin d’Eden, et, peut-être, d’un semblant de vérité). La colline, donc, y est encore, elle
est indiquée par un marqueur commémoratif sur nos cartes numériques, et le vignoble y a
repris la place qui lui revient de droit : au final, la monoculture aura eu raison de la colline
de la sérénité. Peu importe – cette image, le sentiment, tout n’était que construction,
projection (sans que cela signifie pour autant un déficit de réalité). Par ailleurs, la colline de
Charles peut changer tant qu’elle veut, elle pourrait même brûler – des prairies plus vertes encore sont juste derrière. Il ne manque pas encore de collines en Californie, mais la
Californie rétrécit. L’Ouest est pris d’une crise de claustrophobie entre les flammes.
L’Histoire va vite. Continuons à chercher. Continuons de rêver du paradis. Restons naïfs.
Ce lieu vit encore en ligne et dans nos esprits. Vivons-le.
Voilà peut-être vers où nous tourner : le paradis non comme lieu, ou outil, mais comme
condition de la vie. Non comme fond vert, silver screen ou écran de fumée, mais comme
herbe palpable, tous les matins, comme soleil certains jours et comme nuages d’autres. Ceci
est l’histoire du paradis terrestre : descendons-le. Pas de terre promise, rien que ce qu’on a
déjà. Nous l’avons déjà vu. Pas de paradis, même, juste la terre entière. Pas de
transcendance. Pas de sérénité, pas de béatitude, juste nos collines verdoyantes.
Ce texte est issu d’un grand nombre de sources, trop nombreuses et diverses pour être listées, mais je tiens à signaler en particulier Charles O’Rear, Rick Prelinger, le Dessous des Images, Pseudiom, Grant Marek, Reddit et Wikipedia.
Il est possible de consulter et d’ajouter à la collection d’images, proche de la colline verdoyante, à cette adresse : www.are.na/gabriel-rene-franjou/near-bliss