SUR LA COLLINE VERDOYANTE                  /ON BLISS

Gabriel René Franjou





« Je veux vous montrer quelque chose, mais je pense que vous l’avez déjà vu. »



  Il faisait particulièrement beau pour un jour de janvier. Il s’était arrêté de pleuvoir et le soleil brillait ; l’herbe était plus verte que jamais. Certaines histoires commencent comme ça : avec la météo. Beaucoup d’histoires évoquent ce qu’on ressent, ce qu’on a un jour ressenti, ou ce qu’on pourrait un jour ressentir. Beaucoup d’histoires sont des histoires d’amour. Commençons là. Ceci est une histoire d’amour.




Nous sommes au tout début de l’année 1996, au mois de janvier. Un homme nommé Charles O’ Rear est amoureux d’une femme nommée Daphne Irwin. Tous les deux vivent aux États-Unis d’Amérique, en Californie : Charles à St-Helena, et Daphne dans le Compté de Marin. Tous les vendredis, Charles se rendait en voiture au nord de San Francisco pour aller la voir. Charles, un photographe professionnel expérimenté, avait toujours sur lui son matériel, avec l’espoir de prendre quelques bonnes photos.
Le soleil était éblouissant en ce vendredi de janvier 1996. La pluie venait de s’arrêter, après des jours et des jours d’averses hivernales, et l’herbe des plaines était d’une vigueur éblouissante. En chemin pour rendre visite à la femme qu’il aimait, la femme qu’il finirait par épouser, Charles a dû être frappé par cette butte en particulier, par son herbe verte, par la façon dont le soleil éclairait le flanc de colline. Le ciel était bleu, et le temps que Charles trouve où se garer sur le bord de la route, le temps qu’il installe son appareil, quelques petits nuages s’étaient glissés dans le cadre, assurant ainsi la perfection du panorama. Il a appuyé sur le bouton et a repris son chemin vers Daphne. Le reste, comme on dit, appartient à l’Histoire.




Voilà pour l’histoire d’amour. Ce n’est pas toute l’histoire, bien sûr ; il y a l’histoire de l’image idéale. Ceci est une histoire de fantasme. C’est l’histoire d’une émotion très spécifique, presque sans définition – mais non sans illustration. Mais d’abord, la météo. En Californie, en janvier, comme la plupart des locaux le savent, arrivent les pluies, et les collines rayonnent de vert pour quelques mois avant que l’intense chaleur de l’été ne les brunisse à nouveau. Un jour de 1996, le photographe Charles « Chuck » O’Rear était en route du Compté de Sonoma vers le Compté de Marin, via la vallée de Napa. Sa mission : rejoindre Daphne, la femme qui deviendrait son épouse. O’Rear, vétéran fort de 25 ans d’expérience chez National Geographic, remarqua, par la fenêtre de sa voiture, un paysage qui ferait une belle photo. Il s’est rangé sur le bord de la route. Cette section de la Highway 12 est étroite et courbe, avec à peine l’espace pour garer une voiture. Au bord d’un talus escarpé se trouvait une petite barrière de barbelés. Et quand O’Rear a pris sa fameuse photo, tout ce qu’il avait devant lui, c’était une colline d’un vert étincelant, quelques montagnes au loin, et deux ou trois nuages soyeux.
« Je suis sorti, j’ai fait quelques photos, et j’ai repris la route. Le reste appartient à l’Histoire» , dit O’Rear.
Passons à l’an 2000. Ceci est l’histoire du futur, l’histoire de l’aube d’un empire. O’Rear était l’un des premiers photographes à utiliser un service en ligne appelé Corbis pour numériser et distribuer ses images. Il y a transféré les clichés de ce fameux vendredi après-midi, et les gens qui devaient voir la photo l’ont vue. À l’époque, Corbis appartenait au patron de Microsoft, un certain Bill Gates. La société s’apprêtait à lancer Windows XP, un nouveau système d’exploitation alliant la stabilité de son produit corporate, Windows 2000, avec les particularités de son offre généraliste, Windows 98.
Bill voulait cette photo. Bill a acheté cette photo.
« Combien d’images ont-ils dû regarder, je n’en ai aucune idée. »

Il prit le premier avion pour Seattle avec le négatif original et il repartit avec un gros chèque. O’Rear ne peut nous communiquer le montant, mais sourit en disant qu’il est plus qu’acceptable pour l’époque et le demeure aujourd’hui encore – pas moins de six chiffres, en tout cas. Ceci, comme souvent, est une histoire d’argent. Mais on ne touche pas au fond des choses. Il nous faut une meilleure histoire. Mettons-nous en situation. Le paysage est splendide par ici, c’est pour ça qu’on est là. Ces histoires semblent toujours se passer en Californie, non ? C’est là qu’ils fabriquent le futur, c’est là qu’ils ont annulé et remplacé le dehors. Ceci est l’histoire d’un futur. Ceci est l’histoire d’une photographie argentique. Ceci est l’histoire de l’intérieur contre l’extérieur. Ceci est une histoire sur écran rétroéclairé.




En janvier 1996, un ex-photographe pour National Geographic, Charles O’Rear, conduisait à travers la vallée de Napa en Californie pour rendre visite à son amoureuse, Daphne Irwin (plus tard, ils s’épouseraient). Il faisait ce trajet tous les vendredis après-midi. Ils travaillaient ensemble à la réalisation d’un livre sur les vignobles de la région, et Charles était ce jour-là particulièrement à l’affût d’une occasion de prendre une bonne photo ou deux, puisqu’une tempête venait de passer et les pluies récentes avaient laissé les plaines particulièrement verdoyantes. Le long de la Sonoma Highway (California State Route 12 et 121), il aperçut la colline en question, débarrassée des vignes qui la recouvre habituellement ; elles avaient toutes été arrachées quelques années plut tôt suite à une infestation de phylloxéra.
« Là ! Mon dieu, l’herbe est parfaite ! Si verte… si verte ! Le ciel est bleu, le soleil brille ; et là, quelques nuages… »
Il arrêta sa voiture près de la ligne départementale, se rangea sur le bord de la route pour installer le trépied et préparer son appareil photo, un Mamiya RZ67 format moyen. Il choisit une pellicule Fujifilm Velvia, courante chez les photographes de nature et connue pour saturer certaines couleurs. O’Rear attribue le succès de l’image à cette combinaison spécifique de pellicule et d’appareil.
« Ça a fait la différence, et, je pense, a permis aux contrastes de ressortir encore plus. Si je l’avais prise en 35 mm, le résultat aurait été bien différent. »
Des années plus tard, il ajoutera que l’image aurait pu être encore plus puissante si elle avait été prise en numérique (ceci est une histoire d’obsolescence).
En cette douce et ensoleillée journée de janvier, le ciel était complètement bleu. Les nuages se sont faufilés dans le cadre pendant que Charles préparait son matériel.
« Tout changeait si vite à l’époque. »
Charles, mon vieux, tu ne crois pas si bien dire. Il prit quatre photos et remonta dans sa voiture. Selon O’Rear – en fait, appelons-le Chuck – selon Chuck, l’image n’a en aucun cas été modifiée ou retouchée. C’est la vraie vie, c’est la vraie photo. Mais puisqu’elle n’était pas utile pour le projet de livre sur les vignobles locaux sur lequel Chuck travaillait avec sa future épouse Daphne, il la mit en ligne – ainsi, la photo était disponible via la banque d’images pour quiconque serait prêt à payer le prix de la licence. En l’an 2000, l’équipe de développement de Windows XP – une équipe d’ingénieurs, ou une équipe créative, Chuck ne s’en souvient plus, ça n’a pas grande importance – l’a contacté via Corbis. Il est fort probable que Corbis ait été choisi, plutôt que son compétiteur Getty, parce que Bill Gates venait d’acquérir la société.
« Je ne sais pas du tout ce qu’ils cherchaient », se souvient Charles.
« Est-ce qu’ils voulaient une image paisible ? Une image sans tension ? »
Cette histoire manque de tension. Remédions-y. Conduire dans la région viticole californienne peut s’avérer dangereux. Les routes sont courbes et traîtres. Les cyclistes insouciants sont nombres, et le prochain virage pourrait révéler aussi bien l’entrée d’un vignoble réputé qu’un groupe de touristes prêts à traverser inconsciemment la route, ou même un couple explorant la région à cheval. C’est une route avec beaucoup, beaucoup de passage. C’est une route dangereuse. Selon Chuck, c’est même la route la plus surveillée de Californie. Serait-ce la plus mortelle ? Oui, admettons. Alors que ce bon vieux Chuck y roulait, un jour de grand soleil, plus occupé à faire du repérage pour sa prochaine photo qu’à regarder la route, il ne vit pas au prochain virage le groupe de… non, non, ça ne s’est pas passé comme ça. C’est une route périlleuse, mais Chuck la connaissait par coeur. Il faisait le trajet tous les vendredis, par amour. Il est vrai aussi qu’à l’époque, ce n’était pas encore l’autoroute que c’est maintenant ; Chuck parle plus d’une route de campagne. La colline a changé, la route a changé. Ceci n’est pas l’histoire d’un accident – tout au plus, c’est l’histoire d’une coïncidence. C’est une histoire de changements. C’est une histoire d’effacement.
Le phylloxéra est un microscopique puceron ravageur qui vit dans et se nourrit des racines des vignes. Il peut infester un vignoble via les semelles d’un travailleur ou se propager naturellement de vignoble en vignoble. C’est un fléau qui vient des États-Unis, de la vallée de Napa en Californie pour être précis. Les phylloxéras ont dévasté le vignoble qui occupait la colline de Charles quelques années auparavant ; les vignes ont toutes été arrachées, ce qui explique l’état de la colline au moment de la photo, et donne aussi peut-être une explication pour le caractère artificiel, surnaturel de cette prairie, plus proche d’une pelouse. Pendant quelques années, on a laissé ce paysage idyllique se développer tranquillement, à l’abri de la soif du profit qui anime la région (avec le prix du terrain à Sonoma qui atteint les 30 000 $ par hectare et continue de monter, la plupart des collines du coin sont transformées en vignobles ou en projets immobiliers). Le temps que la photographie se vende, des vignes avaient déjà été replantées sur la colline.




Ceci est une histoire — j’insiste — d’argent. C’est une histoire de profit. Il y a aussi quelques secrets dans cette histoire. Microsoft ne voulait pas seulement la licence pour utiliser la photo comme fond d’écran par défaut pour Windows XP, ils voulaient tous les droits. Ils voulaient vraiment, vraiment tous les droits. Chuck nous dit : ils voulaient la posséder, et la contrôler, naturellement. Ceci est une histoire de propriété privée, de contrôle, de clôture, de palissade, de barbelés. Un accord de non-divulgation empêche Charles de nous communiquer le prix exact de la photo, mais ils lui ont proposé ce que, selon lui, est le deuxième plus important montant versé à un photographe pour un unique cliché. La plupart des estimations tournent autour des 100 000 $ ou plus. Une autre photo de Charles, Désert sous la lune, a été étudiée pour servir de fond d’écran par défaut, mais a été écartée suite à ce que quelques travailleurs la comparent à des fesses. Il fallait donc une image chaste. Ceci est une histoire sans sexe. Et on a plus ou moins oublié l’histoire d’amour. Cette histoire n’est pas très divertissante.
Mais parlons à présent de transport — d’espace-temps, ou si vous voulez, de comment circulent les images. Pas d’images pauvres ici. O’Rear devait envoyer à Microsoft les négatifs et signer quelques papiers ; mais quand la poste et divers transporteurs ont appris la valeur du colis, tous ont refusé : le prix était bien supérieur à ce que leurs assurances pourraient couvrir. Alors la compagnie a tout simplement acheté un billet d’avion à Charles pour le faire venir livrer en personne la photo à Seattle, à l’ancienne. Retour à la météo. À Seattle, sans doute, c’était une sombre nuit d’orage – mais peu importe en fait. Notre histoire est une histoire de plaines vertes et de ciels bleus et de vies parfaites. C’est une histoire d’accès aux outils. C’est, comme Bill Gates, fier et triomphant, l’annonçait à New York au lancement de son nouveau produit, devant la colline à l’invraisemblable luminosité, la fin d’une ère. Ceci est le début d’une ère.
« Je ne savais pas du tout où elle allait aller » , dit Charles. « Je ne pense pas que quiconque aurait pu prévoir le succès qu’elle allait rencontrer. » Mais Microsoft savait exactement ce qu’ils faisaient. Ils ont dépensé plus de 100 000 $ pour la photo de Chuck. En comparaison, ils n’ont payé que 300 $ pour un autre fond d’écran sur XP, “Automne”. Ils savaient. Difficile à dire comment, ou exactement ce sur quoi ils capitalisaient, mais ils avaient compris le pouvoir de cette image. En anglais, elle se nomme « Bliss » – en tout cas, c’est le nom que quelqu’un chez Microsoft lui a donné. C’est un mot qui désigne une émotion entre le bonheur, la béatitude, la sérénité. Pourquoi tant de sentimentalisme ? Les plaisirs de la Nature, les mystères des ordinateurs, la tranquillité d’esprit qui vient avec la certitude qu’on s’occupera de vous ? Une telle naïveté ne pouvait fonctionner qu’en anglais. En néerlandais, la photo s’appelle « Irlande », en suédois « Été », et en français, « Colline Verdoyante ».




En juin 2001, Microsoft a annoncé un plan marketing d’au moins un milliard de dollars pour la promotion de Windows XP. Le slogan de la campagne, « Yes You Can », avait été pensé pour mettre l’emphase sur les larges capacités de la plateforme. Ceci est une histoire de possibilités, d’accessibilité. À la base, le slogan prévu était « Préparez-vous à prendre votre envol », mais il a dû être changé pour des questions de sensibilité suite aux évènements du 11 septembre 2001. Microsoft rebaptisa la photo, et en fit la composante principale de sa campagne pour XP – l’image était partout, de Times Square à Beijing, même sur des hélicoptères décorés avec à bord des employés transportant des exemplaires de l’OS dans des valises. C’est une question d’expérience. Préparez-vous pour l’expérience émotionnelle du siècle numérique – préparez vous à prendre votre envol. Depuis, l’image est devenue omniprésente. On estime que plus d’un milliard de personnes ont posé les yeux sur cette photo. Elle est devenue presque synonyme de l’ère numérique. Elle s’est affichée partout, dans les salons et dans les écoles, à la Maison-Blanche et au Kremlin, dans les avions et les bus et les centres commerciaux. Nous y avons été si exposés qu’elle en est devenue irréelle. On est on arrivé au point où on l’ignore, comme, pourrait-on dire, un fond d’écran – une neutralité tout à fait calculée. Mais elle conserve un pouvoir singulier, comme si elle pouvait survivre à l’humanité. Peut-être avons nous ici la forme platonique d’une photo. Il y a de quoi se poser des questions sur son histoire. Et pourtant, qui voudrait l’encadrer dans son salon ?




Microsoft a gagné son pari. L’ “Expérience Windows” a si bien fonctionné qu’il s’en est vendu plus d’un demi milliard d’exemplaires, dont au moins 400 millions dans les 5 premières années. Y a-t-il eu tromperie quelque part ? Serait-ce une histoire d’illusions ? On dit souvent que l’image a été légèrement recadrée à gauche et que les verts ont été subtilement poussés, mais en réalité la version que Microsoft a achetée via Corbis été déjà cadrée ainsi, et la saturation résulte du choix de la pellicule Velvia.
« C’est la vraie vie », insiste Charles.
Vraiment ? Redis-nous, comment en sommes-nous arrivés là ? Où étions-nous ? Quelle était l’année, le mois, le jour ? Qui était présent ? Quel temps faisait-il ? De quoi parle-t-on lorsqu’on raconte cette histoire ?
Nous sommes dans les contrées du Nouveau Monde qu’on appelle la Californie. Nous étions en janvier, ça on le sait. Certaines sources indiquent 1998, d’autres 1996 – Wikipedia dit 96, alors, nous dirons 96. Notre homme : Charles « Chuck » O’Rear. Il aime une femme, Daphne Irwin. Il est certain que c’était un vendredi, il en est certain parce que c’est les vendredis qu’il allait lui rendre visite en voiture. Si on jette un oeil aux archives météo, on peut supposer que la date exacte était le vendredi 19 janvier, 1996 – une journée précédée d’un jour de pluie, pour booster le vert de la prairie, et avec une bonne visibilité pour assurer une photo nette. Les archives indiquent aussi du brouillard pour ce vendredi-là, mais la météo en cette saison peut changer du tout au tout : un moment de répit dans l’orage, et puis le bleu intense d’un ciel parsemé de cumulus. Peut-être que, plus tard dans la journée, il a plu.




Le bleu était déjà à l’époque une couleur importante dans l’identité de la marque, où le ciel et les nuages sont des éléments récurrents, tout comme dans l’imaginaire numérique : une évocation de potentiel et d’opportunité, d’évanescence et de légèreté, ainsi que de supériorité et de transcendance. La photo reste dans le thème, en apportant un sentiment d’ancrage concret grâce au sol de la colline, vu en contre-plongée. Celle-ci divise l’image en son milieu, ignorant la règle classique des tiers chère à la photographie de paysage, qui permet habituellement de valoriser un sujet en particulier. Ici, le ciel et la terre sont à égalité. L’horizon est majoritairement invisible, mais les montagnes au loin donnent une échelle à l’image, de sorte qu’on peut s’y imaginer. Et l’herbe, bon Dieu, l’herbe est si verte. Le vert était la deuxième couleur principale dans l’interface utilisateur, et bien sûr, le bleu et le vert sont deux des trois couleurs primaires en informatique. Sans doute que l’équipe chez Microsoft était un peu en retard dans le développement de produit, elle cherchait quelque chose de plus « naturel », pour rendre le tout plus accessible. « La réalité de la vraie vie », quelque chose comme ça. L’image collait avec l’identité de marque. C’était parfait, tout faisait sens : le ciel, les nuages, la colline, le bleu, le vert. Ceci est une histoire vraie. Trop belle pour être vraie ? Quelques théories du complot ont émergées, comme toujours. Certaines personnes se sont mis en tête de prouver que les nuages sont faux, que les montagnes en arrière-plan ont été modifiées, ou que l’image cache de l’écriture dans un coin. Même au sein de Microsoft, certains étaient excessivement suspicieux, surtout à l’égard des stries dans la pelouse : une rumeur circulait selon laquelle l’image avait été générée par ordinateur pour faire une démonstration des capacités d’XP. Les employés qui y voyaient bel et bien une photographie pariaient entre eux sur l’endroit où la photo avait été prise (France, Irlande, Angleterre, Suisse, même Nouvelle-Zélande – personne, bien sûr, ne reconnaît son propre jardin. Les stries sont ce qui restait des vignes qui avaient dû être arrachées.) Tous avaient tort. Une fois encore, ceci est une histoire vraie. Chuck, une dernière fois, pour les convaincre :
« Il y a une période de l’année ici au nord de San Francisco, pendant et après la saison des pluies, l’herbe verdoie, et je sais que j’ai de bonnes chances de tomber sur de magnifiques collines, je vais être plus préparé, je vais être plus concentré et plus alerte. Je prépare l’appareil et voilà les nuages qui arrivent, je prends une photo, je tourne la manivelle – on ne fait plus ça en numérique maintenant hein, on appuie sur le bouton et la machine fait le reste – voilà les nuages, j’en prends une autre et une autre encore et une dernière et voilà, j’ai fait quatre photos. Je n’y ai pas prêté trop d’attention non plus, ça me semblait relativement innocent. What you see is what you get. Rien d’inhabituel, au fond, la pellicule sort toujours des couleurs éclatantes, le Fujifilm Velvia, et puis les lentilles de la RZ67 étaient remarquables, absolument remarquables. La taille de l’appareil et la pellicule, voilà ce qui a fait la différence. What you see is what you get, c’est tout. »

Cette photographie est donc un vrai moment dans le temps et l’espace. Peut-être que la tromperie est ailleurs. Windows XP marque aussi le lancement de la Windows Product Activation, une procédure hautement haïe qui vise à assurer la conformité au contrat de licence du programme en transmettant à Microsoft des informations sur la clé de produit utilisée pour l’installer et sur le matériel informatique de l’utilisateur. Le LA Times y voit « un exemple particulièrement détestable d’abus de pouvoir de la part d’une compagnie à monopole s’imposant aux utilisateurs ». Ceci est une histoire de contrôle. Ceci est une histoire de soumission. Ceci est l’histoire d’un marché, d’un choix. Il y avait une récompense, derrière, une terre promise, un jardin d’Eden, divers délices digitaux, et cette colline innocente nous jurait : c’est ici, là, tout près. Souviens-toi de ce sentiment : enfant, quand tu t’allongeais dans l’herbe, les yeux rivés au ciel, regardant les nuages défiler… ici, ce sera comme ça, tous les jours.
Et alors, qu’est-ce qu’on en dit ? Combien ont réellement ressenti l’émotion que promet l’image ? Charles, t’en penses quoi ?
« C’est une chouette sentiment, d’avoir donné à tant de monde un chouette sentiment. »
Si tu le dis. Cette image, on la connaît, qu’on sache la nommer ou non. Mais l’herbe sur l’écran reste impalpable. Et cette émotion fuyante, on ne la reconnaîtrait pas si elle nous frappait en plein visage.




Ces sentiments sont éphémères, c’est à peine s’ils sont réels. Des années durant, tous les matins, ce flanc de colline a illuminé des millions d’écrans. Cette icône apparaît aujourd’hui encore, parfois, mais elle est comme fanée. Charles insiste que l’image est authentique. Et pourtant, ce lieu sublime était aussi réel qu’un dessin animé et aussi honnête qu’un panneau « Bienvenue » à la frontière. Ses couleurs locales sont comme celles d’un dessin d’enfant, la pure représentation d’un idéal abstrait, d’une idée type, simple et uniforme du monde : le ciel, c’est bleu, l’herbe, c’est vert. Conçue comme un aimant pour nos yeux et un noeud coulant pour notre imagination, cette image était une feuille de vigne masquant un monde fermé de désordre et de surcomplexité ; mais on y croyait, car si l’image était réelle, alors les sentiments le seraient aussi.
Les sceptiques avancent que l’image est banale ou sans intérêt, et ses admirateurs soutiennent que l’évocation du sentiment paisible d’un jour de beau temps fait précisément sa force. Ils relèvent l’impression de calme onirique et rêveur qui se dégage des rayons de soleil baignant la colline. C’est une image attirante, facile à regarder, et elle ne détourne pas l’attention quand d’autres éléments se trouvent sur l’écran (des icônes d’applications et de fichiers sur le bureau d’un utilisateur, par exemple). Elle a peut-être été choisie justement parce que la contemplation d’un paysage simple et attrayant pouvait apaiser les esprits des travailleurs coincés dans leurs bureaux devant leurs ordinateurs. Ceci est l’histoire de la disparition du dehors. C’est l’histoire de votre jardin derrière votre écran, dans votre machine. Ceci est le berceau de la Nature au 21ᵉ siècle, et sans doute son tombeau. Ceci est le paradis perdu. Ceci est le paradis reconstitué, pixelisé, décomposé, dont l’image n’existe qu’en copie de copie de copie. Ceci est l’une des images les plus chères de notre histoire, rendue pauvre.




Windows XP a pris sa retraite en 2014. Ce fut une première mort symbolique pour l’image. Puis, des mégafeux Californiens ont ravagé la colline en 2017, l’année où ces incendies furent les plus dévastateurs, jusqu’à l’année d’après (non sans ironie, en 2018, un feu nommé Camp Fire, le feu de camp, comme celui autour duquel l’on raconte des histoires, rasa de la carte une ville californienne nommée Paradise). En réalité, nous avions promis une histoire vraie : les faits contredisent ce rebondissement. Les images qui ont circulé en ligne de la colline en feu ont été démontrées fausses ; l’incendie est toutefois passé tout prêt de la colline en question. Ceci est une histoire de fake news, de l’expulsion du jardin d’Eden, et, peut-être, d’un semblant de vérité). La colline, donc, y est encore, elle est indiquée par un marqueur commémoratif sur nos cartes numériques, et le vignoble y a repris la place qui lui revient de droit : au final, la monoculture aura eu raison de la colline de la sérénité. Peu importe – cette image, le sentiment, tout n’était que construction, projection (sans que cela signifie pour autant un déficit de réalité). Par ailleurs, la colline de Charles peut changer tant qu’elle veut, elle pourrait même brûler – des prairies plus vertes encore sont juste derrière. Il ne manque pas encore de collines en Californie, mais la Californie rétrécit. L’Ouest est pris d’une crise de claustrophobie entre les flammes. L’Histoire va vite. Continuons à chercher. Continuons de rêver du paradis. Restons naïfs. Ce lieu vit encore en ligne et dans nos esprits. Vivons-le.
Voilà peut-être vers où nous tourner : le paradis non comme lieu, ou outil, mais comme condition de la vie. Non comme fond vert, silver screen ou écran de fumée, mais comme herbe palpable, tous les matins, comme soleil certains jours et comme nuages d’autres. Ceci est l’histoire du paradis terrestre : descendons-le. Pas de terre promise, rien que ce qu’on a déjà. Nous l’avons déjà vu. Pas de paradis, même, juste la terre entière. Pas de transcendance. Pas de sérénité, pas de béatitude, juste nos collines verdoyantes.


































Ce texte est issu d’un grand nombre de sources, trop nombreuses et diverses pour être listées, mais je tiens à signaler en particulier Charles O’Rear, Rick Prelinger, le Dessous des Images, Pseudiom, Grant Marek, Reddit et Wikipedia.
Il est possible de consulter et d’ajouter à la collection d’images, proche de la colline verdoyante, à cette adresse : www.are.na/gabriel-rene-franjou/near-bliss



Crédits images :

• Nicolas Dau

• Francesco Meccuci

• Doriane Timmermans

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• Goldin + Senneby

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